1777-07-15, de Pierre Michel Hennin à Charles Gravier, comte de Vergennes.

Monseigneur,

Dès Jeudy dernier un courrier portant l'Ecusson de France étoit venu arrêter dix sept chambres dans une auberge de la Ville sans dire pour qui, et nous attendions tous les jours l'Empereur.
On sçut Samedy que ce Prince devoit partir ce jour là de Lyon et arriver le lendemain à Genève. Effectivement avant hier peu après midi, il passa à Ferney sans voir M. de Voltaire, quoique le public l'eût annoncé, alla à Versoix où il resta trois quarts d'heure à se faire rendre compte des travaux actuels et futurs, et arriva sur les quatre heures dans une auberge hors de la Ville. On prétendoit que le courier s'étoit trompé. Il m'a assuré que non, c'étoit un moyen imaginé pour esquiver la foule, mais qui n'a pas réüssi.

Aussitôt que j'eus appris le changement de disposition dans le logement de M. le comte de Falkenstein, je me rendis à son auberge où j'arrivai au moment où il venoit de descendre de Voiture. Je demandai à parler à M. le cte Colloredo dont j'avois l'honneur d'être connu. On me conduisit au Second où je trouvai ce Général sur le pallier avec beaucoup de monde, je lui offrois mes Services, le priois de me présenter à M. le cte de Falkenstein et il étoit occuppé à m'éconduire avec embarras lorsque le Prince s'approcha de moi. J'eus l'honneur de lui faire ma révérence, de lui témoigner mon désir de lui être utile et de lui parler du tems où je lui avois fait ma cour à Vienne. Il parut se le rappeller. Je comptois qu'il me diroit un mot sur la France qu'il quittoit, mais il alla rejoindre son banquier.

J'attendis très longtems pour voir si je ne pourrois pas rendre quelque service. Le Prince dina. On vint dire qu'il alloit sortir, puis qu'il resteroit, qu'il alloit se coucher, qu'il vouloit se promener dans le jardin, mais qu'il y avoit trop de monde dans la cour. Nous étions sept ou huit personnes. Je me retirai. J'ai sçu qu'il avoit attendu jusqu'à la nuit pour passer en courant dans le jardin.

Le Premier Sindic s'étoit présenté pour lui faire la révérance, il n'avoit jamais voulu le voir prétendant s'être fait une règle de ne recevoir aucun Magistrat.

Hier M. le cte de Falkenstein est entré en Ville faisant toujours fausse route. Il est allé au port, a mis le pied dans un bâteau, est rentré dans sa Voiture, a été chez M. le Professeur de Saussure qui a un cabinet d'histoire naturelle, chez le Sr Liotard peintre, à la Bibliothèque, entrant toujours par une porte et sortant par l'autre.

Lorsque j'ai sçu qu'il étoit retourné à l'auberge j'y suis allé, et prévoyant que les ordres avoient été donnés pour ne laisser entrer personne j'ai fait remettre à M. le cte Colloredo un billet dans le quel je m'offrois pour tout ce qui pourroit rendre le séjour du plus grand des Voyageurs agréable dans cette Ville. J'en ai reçu une réponse polie où il me disoit que tous les arrangemens avoient été pris de la part de M. le cte de Falkenstein et qu'il lui rendroit compte de mon empressement. J'avois fait mon office, Je suis rentré chez moi et n'en suis plus sorti pour ne pas grossir la foule dont il paroissoit que le Prince étoit ennuyé au dernier point.

Je ne sçais pas qui avoit dirigé sa marche, mais on lui a fait voir à peu près tout ce qui ne méritoit pas son attention, laissant de côté les choses qui l'auroient vraiment intéressé.

Dans l'après midy on avoit annoncé qu'il iroit sur le Lac, il avoit paru le désirer, on lui avoit envoyé un bâteau. Il ne s'en est point servi et s'est borné à aller en carosse dans une maison de campagne, d'où l'on jouit de la plus belle vüe.

Il paroit, Monseigneur, que M. le cte de Falkenstein a pris dans son voyage un parti bien pénible pour se débarasser de la foule; en une demi heure de marche dans la Ville il en eut été quitte icy, on l'eût ensuite laissé libre, et le peuple qui ne demande aux Princes que le plaisir de les voir eût été content. Son refus de la visite du Premier Sindic a déplu à tout le monde, et son voyage à Versoix a causé un Véritable chagrin. Au reste tous ceux qui ont eu l'honneur de l'approcher ont été extrêmement satisfaits de sa manière d'être et de ses propos.

Mrs de Berne avoient disposé des rélais sur la route d'ici hors de leurs Etats, ils les ont envoyé offrir au Prince qui les a refusés. Il a pris des chevaux de loüage icy pour traverser la Suisse à petites journées, et est parti ce matin à cinq heures pour aller coucher par de là Lausanne.

J'ai l'honneur d'être avec le plus profond respect,

Monseigneur,

Votre très humble et très obéissant Serviteur.

Hennin