1739-01-20, de Frederick II, king of Prussia à Voltaire [François Marie Arouet].
Quelque démon malicieux
Se joue assurément du monde;
Bouleversant tout à nos yeux,
Il vit de la douleur profonde
Qu'il répand lui même en tous lieux.
Cet être toujours prêt à nuire
D'un vol rapide fend les airs;
Il parcourt tout l'univers;
Ses mains, adroites à détruire,
Pour nous pétrissent des revers.
Cet ennemi de notre joie
Mêle l'amertume à nos biens,
Et rompt les trop faibles liens
Des jours tissus d'or et soie.
Un jour, au temple des Destins,
On égalisait la balance
Des biens et des maux des humains;
Nos plaisirs, avec l'espérance,
Etaient égaux à nos chagrins,
Lorsque cet esprit hypocondre
D'un coup de son art sut confondre
Notre frêle félicité.
Il forgea la mélancolie,
Les humeurs noires, la folie,
Et glissa, plein d'agilité,
Dessus la balance ennemie
Son présent, des cieux détesté,
Qui persécuta notre vie.
Depuis ce temps, partout on vit
Le bonheur presqu'à rien réduit,
Et les maux avec arrogance
S'arrogèrent la préséance.
Aucun état ne fut exempt
Des effets du fatal présent;
L'aimable et badine jeunesse
Se glaça sous l'austère loi
Des vieux loups-garous de sagesse,
Capables d'inspirer l'effroi,
Qui de l'empire pédantesque
Sont les redoutables tyrans,
Engeance grave, mais burlesque,
Le fléau de nos premiers ans.
Sans souci, heureux et volage,
La joie est, dans notre jeune âge,
La plus sensible passion;
Mais bientôt s'élève un orage,
Et du fond d'un obscur nuage
Nous frappe la réflexion.
Alors vient l'appréhension,
Contrefaisant la voix du sage,
Qui sur les traces de l'usage
Rampe avec circonspection.
Fuyez, aimable badinage,
Le plaisir n'est point de saison,
Ni le bonheur n'est le partage
De la méthodique raison.
Mais quoi! l'amour, si plein de charmes,
Ne saurait il récompenser
Les chagrins, les sanglots, les larmes
Que notre aurore a vu verser?
Il est un amour tout céleste,
L'estime alluma son flambeau;
L'amitié fidèle d'Oreste
Rend son feu plus pur et plus beau.
Cet amour n'a point de bandeau,
Et le mérite manifeste
Lui sert de guide et de suppôt.
Jamais le soupçon ne l'empeste,
Et jamais le dégoût funeste
Ne trouble son heureux repos;
Il renaît dans la jouissance,
Il ne s'éteint point par l'absence,
Il est réglé dans ses transports,
La douceur et la complaisance
Composent ses charmants accords.
Que cet heureux amour est rare!
Ce phénix n'est qu'en notre esprit;
Mais cet amour triste et bizarre
Qui tantôt gronde et tantôt rit,
Qui plonge l'amant au Ténare,
En remplissant son cœur de fiel,
Pour nos malheurs est plus réel;
C'est une folle fantasie,
C'est une sombre frénésie.
Alcippe est amoureux, dit on,
Mais la farouche jalousie
Lui verse à grands flots son poison.
Doris, jeune, belle, innocente,
Une Lucrèce en chasteté,
Une Vénus par sa beauté,
Captive sa flamme inconstante.
Par les liens d'hymen unis,
Vous croyez leurs chagrins finis?
Non, chez eux règne l'épouvante,
Le trouble habite en leur maison.
La nuit, le méfiant soupçon
Réveille Alcippe avant l'aurore;
Sa triste et funeste raison
Grossit la peine qui le dévore.
Sans cesse il craint la trahison
De la compagne qu'il adore;
Plus avare de ses yeux doux,
Plus lésineux qu'un Crassus même,
Par cent cadenas et verrous
Il s'assure l'objet qu'il aime;
Mais son esprit, industrieux
A s'épouvanter d'un atome,
Le rend chagrin, triste, ombrageux.
D'un être idéal, d'un fantôme,
Enfin, l'imagination
Fait réaliser sa chimère;
Elle change en affliction
Une félicité sincère,
Et compose du plus doux miel
L'âpre amertume de son fiel.
Si de Vénus l'enfant aimable
De ces malheurs n'est doint exempt,
Plutus comme lui s'en ressent;
Le caprice indisciplinable,
L'humeur altière, insupportable,
Le dégoût léger, inconstant,
Sont comme l'ombre inséparable
De ce corps vil et méprisable.
Voyez le riche, le puissant:
Jamais la misère importune
Ne put changer de sa fortune
Le cours heureux et triomphant;
De son bonheur il est le maître,
Il n'a qu'à le vouloir pour l'être,
Tout s'empresse pour le servir.
Ici, des bouts d'un autre monde
Je vois une flotte féconde
A sa voix chez nous accourir.
Là pour lui l'orfèvre travaille,
L'architecte élève un palais,
Le sculpteur sur le marbre taille,
Le peintre anime ses portraits;
C'est pour lui que chaque art raffine
Et que l'on voit en sa cuisine
Inventer des ragoûts nouveaux,
Qu'on presse la liqueur divine
D'Ai, de Pomard, de Bordeaux
Et pour lui même la nature
Est attentif à façonner
Des corps dont l'aimable structure,
L'air, les grâces et la tournure
Fussent dignes d'assaisonner
Ces plaisirs doux qu'à l'aventure
L'amour volage aime à donner.
Ses biens lui donnent l'avantage
De seconder en leur malheur,
De recueillir de leur naufrage
Ceux que persécute l'orage
De créanciers en fureur.
Il peut tirer de la poussière
Tous ces indigents vertueux
Et ces illustres malheureux
Que dérobait à la lumière
L'opprobre affreux de la misère,
Qui manquant de protection
Des sots sont l'indignation.
On croit peut-être qu'en ce monde
Ce riche est dans le paradis;
Sachez que sa douleur profonde
Le range parmi les maudits.
Le plaisir devient insipide
Lorsqu'on veut lui lâcher la bride;
Après l'excès vient le dégoût.
La volupté qui psalmodie
Sait nous rendre insensibles à tout
Et l'âme au plaisir assoupie
Dont le désir se rassasie
Va se plonger profondément
Et se noyer obscurément
Dans la pesante léthargie.
Ou bien par les sombres accès
De son humeur attrabilaire
Aux plaisirs on fait le procès;
Bouffi de bile et de colère
L'homme fâcheux en ses excès,
Roulant une voix de tonnerre
Déteste le ciel et la terre;
Triste ennemi du genre humain,
Sa farouche mélancolie
Le prive en sa bizarrerie
Des avantages des destins.
Lui même il souffre le supplice
De sa funeste et sombre humeur
Et les fougues de son caprice
De l'univers le font l'horreur.
Peut-être de la multitude
J'ai fait des vulgaires portraits
Et que sans trop d'exactitude
Ma main vit échapper des traits?
L'homme sage, l'homme d'étude
A l'esprit plus mûr et plus fait
Il réfléchit par habitude
Et des vapeurs d'une humeur rude
Sa raison n'est pas le jouet.
Non: mais quelle bizarrerie
Change son visage et ses yeux
Plus tôt qu'elle est cette furie
Qui le rend sombre et furieux?
Connaissez vous pas la dispute?
Elle s'élance dans son cœur
Elle se nourrit de l'erreur,
Toujours préparée à la lutte
Elle est toujours pleine d'aigreur.
Vieille fille, importune Harpyie,
Elle conserve la vigueur
Qu'en la jeunesse de sa vie
Soutenait son argueuse humeur.
Elle défait ce qu'on accorde
Et brouille tout dans l'univers
Et les serpents de la discorde
L'allaitèrent dans les enfers.
Elle forma de la chicane
Les discours au sens captieux
Au barreau de son rauque organe
Hurle l'accent impérieux;
Sur les chaires sa voix profane
Tient des propos séditieux
Et le savant qui la condamne
Fait un libelle injurieux
Sans prévoir que son fiel émane
De ce monstre fastidieux.
Son esprit sait par l'éloquence
Orner la contradiction
Et voiler la présomption;
Sous des fleurs de fausse apparence
Il fait glisser à tous moments
La funeste et perfide engeance
De ses redoutables serpents.
Ainsi l'esprit contradictoire
Tourne les choses de travers;
Ainsi l'homme plein d'humeur noire
Voit tous les objets à l'envers;
Et la sombre mélancolie
Et l'obscure misanthropie
Tiennent enchaînés dans leurs fers
Plus des trois quarts de l'univers.
Les âges, les états diffèrent,
Mais en chaque condition
Les plus sages toujours prospèrent.
Dans notre imagination
Se tient le parlement suprême
Qui juge avec précaution
Selon ce qu'il sait ou qu'il aime
Pour confirmer notre malheur
Ou notre fragile bonheur.
Des brouillards un sombre nuage
A ses yeux obscurcissent l'air
Et c'est l'antique aréopage
Où le sage ne voit point clair.
O vous qu'une raison aimable
Servit de guide et de Mentor,
Toujours égal, toujours affable,
Toujours content de votre sort,
Soutenez ma faible sagesse,
Chassez ces esprits inquiets
Dont la vapeur maligne oppresse
Tous les salutaires effets
De bonheur et de l'allégresse.
Que notre esprit joyeux, content
Trouve enfin ce bonheur suprême
Qu'on cherche toujours vainement
S'il n'est pas dans notre cœur même.

Federic

On offrait aux dieux, dans le paganisme, les prémices des moissons et des récoltes; on consacrait au dieu de Jacob les premiers nés d'entre le peuple d'Israël; on voua aux saints patrons, dans l'église romaine, non seulement les prémices, non seulement les cadets des maisons, mais des royaumes entiers; témoin l'abdication de saint Louis en faveur de la vierge Marie. Pour moi, je n'ai point de prémices de moisson, point d'enfants, point de royaume à vouer; je vous consacre les prémices de ma poésie de l'année 39. Si j'étais païen, je vous invoquerais sous le nom d'Apollon; si j'étais juif, je vous eusse peut-être confondu avec le roi prophète et son fils; si j'étais papiste, vous eussiez été mon saint et mon confesseur. N'étant rien de tout cela, je me contente de vous estimer très philosophiquement, de vous admirer comme philosophe, de vous chérir comme poète, et de vous respecter comme ami.

Je ne vous souhaite que de la santé, car c'est tout ce dont vous avez besoin. Partagé d'un génie supérieur, capable de vous suffire à vous même et de pouvoir être heureux, et, pour surcroît, possédant Emilie, que mes vœux pourraient ils ajouter à votre félicité?

Souvenez vous que sous une zone un peu plus froide que la vôtre, dans un pays voisin de la barbarie, en un lieu solitaire et retiré du monde, habite un ami qui vous consacre ses veilles et qui ne cesse de faire des vœux pour votre conservation.