1740-10-21, de Frederick II, king of Prussia à Voltaire [François Marie Arouet].

Mon cher Voltaire, je vous suis mille fois obligé de tous les bons offices que vous me rendez, du Liégeois que vous abattez, de van Duren que vous retenez, et, en un mot, de tout le bien que vous me faites.
Vous êtes enfin le tuteur de mes ouvrages, et le génie heureux que sans doute quelque être bienfaisant m'envoie pour me soutenir et m'inspirer.

O vous, mortels ingrats! ô vous, cœurs insensibles!
Qui ne connaissez point l'amour ni la pitié,
Qui n'enfantez jamais que des projets nuisibles,
Adorez l'Amitié.
La vertu la fit naître, et les dieux la douèrent
De l'honneur scrupuleux, de la fidélité;
Les traits les plus brillants et les plus doux l'ornèrent
De la divinité.
Elle attire, elle unit les âmes vertueuses,
Leur sort est au dessus de celui des humains;
Leurs bras leur sont communs, leurs armes généreuses
Triomphent des destins.
Tendre et vaillant Nisus, vous, sensible Euryale,
Héros dont l'amitié, dont le divin transport
Sut resserrer les nœuds de votre ardeur égale
Jusqu'au sein de la mort;
Vos siècles engloutis du temps qui les dévore,
Contre les hauts exploits à jamais conjurés,
N'ont pu vous dérober l'encens dont on honore
Vos grands noms consacrés.
Un nom plus grand me frappe, et remplit l'hémisphère;
L'auguste Vérité dresse déjà l'autel,
Et l'Amitié paraît pour te placer, Voltaire,
Dans son temple immortel.
Mornai, de ces lambris habitant pacifique,
Dès longtemps solitaire, heureux et satisfait,
Entend ta voix, s'étonne, et son âme héroïque
T'aperçoit sans regret.
‘Par zèle et par devoir j'ai secondé mon maître;
Ou ministre, ou guerrier, j'ai servi tour à tour;
Ton cœur plus généreux assiste, sans paraître,
Ton ami par amour.
Celui qui me chanta m'égale et me surpasse;
Il m'a peint d'après lui; ses crayons lumineux
Ornèrent mes vertus, et m'ont donné la place
Que j'ai parmi les dieux’.
Ainsi parlait ce sage; et les intelligences
Aux bouts de l'univers l'annonçaient aux vivants;
Le ciel en retentit, et ses voûtes immenses
Prolongeaient leurs accents.
Tandis que tu triomphes, et que ton éloquence
Terrasse, en ma faveur, deux venimeux serpents,
L'amitié me transporte, et je m'envole en France
Pour fléchir tes tyrans.
O divine amitié d'un cœur tendre et flexible!
Seul espoir dans ma vie, et seul bien dans ma mort,
Tout cède devant toi; Vénus est moins sensible,
Hercule était moins fort.

J'emploie toute ma rhétorique auprès d'Hercule de Fleury pour voir si l'on pourra l'humaniser sur votre sujet. Vous savez ce que c'est qu'un prêtre, qu'un politique, qu'un homme très têtu; et je vous prie d'avance de ne me point rendre responsable des succès qu'auront mes sollicitations; c'est un van Duren placé sur le trône.

Ce Machiavel en barrette,
Toujours fourré de faux fuyants,
Lève de temps en temps la crête,
Et honnit les honnêtes gens.
Pour plaire à ses yeux bienséants
Il faut entonner la trompette
Des éloges les plus brillants,
Et parfumer sa vieille idole
De baume arabique et d'encens.
Ami, je connais ton bon sens;
Tu n'as pas la cervelle folle
De l'abjecte faveur des grands,
Et tu n'as point l'âme assez molle
Pour épouser leurs sentiment.
Fait pour la vérité sincère,
A ce vieux monarque mitré,
Précepteur de gloire entouré,
Ta franchise ne saurait plaire.
Tu Naquis pour la liberté,
Pour ma maîtresse tant chérie
Que tu Courtisse en vérité
Plus que Philis et qu'Emilie;
Tu peux avec tranquilité
Dans mon paÿs à mon côté
La Courtiser toute ta Vie;
N'as tu donc de félicité
Que dans ton Ingratte patrie?

Je Vous remercie encore avec toute La reconoisance possible de toute les peines que Vous donent mes ouvrages. Je n'ai pas le petit mot à dire contre tout ce que vous avez fait, sinon que je regrette le tems que Vous emportent ces bagattelles. Mandéz moi je vous prie les frais qu'il Coûtera de L'Impression et des avances que Vous avéz faites à ce sujet affain que je m'acquite dumoins en partie de ce que je Vous dois. J'atans de Vous des Comédiens, Des savants, Des Ouvrages d'esprit, Des Instructions, et à L'Infini des trais de Votre grande âme. Je n'ai a Vous randre que beaucoup d'estime, de reco nnoissance et L'amitié parfaite avec la quelle je suis tout à Vous.

Federic

La fièvre m'a empêché de Vous écrire plus tôt.