1739-02-03, de Frederick II, king of Prussia à Voltaire [François Marie Arouet].

Mon cher ami, vous recevez mes ouvrages avec trop d'indulgence.
Une prévention favorable à l'auteur vous fait excuser leur faiblesse et les fautes dont ils fourmillent.

Je suis comme le Prométhée de la fable; je dérobe quelquefois de votre feu divin dont j'anime mes faibles productions. Mais la différence qu'il y a entre cette fable et la vérité, c'est que l'âme de Voltaire, beaucoup plus grande et plus magnanime que celle du roi des dieux, ne me condamne point au supplice que souffrit l'auteur du céleste larcin. Ma santé, languissante encore, m'empêche d'exécuter les ouvrages que je roulais dans ma tête; et le médecin, plus cruel que la maladie même, me condamne à prendre journellement de l'exercice, temps que je suis obligé de prendre sur mes heures d'étude.

Ces charlatans veulent m'interdire de m'instruire; bientôt ils voudront que je ne pense plus. Mais, tout bien compté, tout rabattu, j'aime mieux être malade de corps que d'être perclus d'esprit. Malheureusement l'esprit ne semble être que l'accessoire du corps; il est dérangé en même temps que l'organisation de notre machine, et la matière ne saurait souffrir sans que l'esprit ne s'en ressente également. Cette union si étroite, cette liaison intime est, ce me semble, une très forte preuve du sentiment de Locke. Ce qui pense en nous est assurément un effet ou un résultat de la mécanique de notre machine animée. Tout homme sensé, tout homme qui n'est point imbu de prévention ou d'amour propre, doit en convenir.

Pour vous rendre compte de mes occupations, je vous dirai que j'ai fait quelque progrès en physique. J'ai vu toutes les expériences de la pompe pneumatique, et j'en ai indiqué deux nouvelles qui sont: premièrement de mettre une montre ouverte dans la pompe, pour voir si son mouvement sera accéléré, s'il retardera, s'il restera le même ou s'il cessera. La seconde expérience regarde la vertu productrice de l'air. On prendra une portion de terre dans laquelle on plantera un pois, après quoi on l'enfermera dans le récipient; on en pompera l'air, et je suppose que le pois ne croîtra point, à cause que j'attribue à l'air cette vertu productrice et cette force qui développe les semences.

J'ai donné, de plus, quelque besogne à nos acacémiciens; il m'est venu une idée sur la cause des vents, que je leur ai communiquée, et notre célèbre Kirch pourra me dire, au bout d'un an, si mon assertion est juste, ou si je me suis trompé. Pour vous dire en peu de mots de quoi il s'agit, on n'a qu'à considérer deux choses comme les mobiles du vent: la pression de l'air, et le mouvement. Or, je dis que la raison d'où il vient que nous avons plus de tempêtes vers le solstice d'hiver, c'est que le soleil nous est d'autant plus proche et que la pression de cet astre sur notre hémisphère produit les vents. De plus, la terre, étant dans son périgée, doit avoir un mouvement plus fort, en raison inverse du carré de sa distance, et ce mouvement mettant les parties de l'air en plus forte émotion, doit nécessairement produire les vents et les tempêtes. Les autres vents peuvent venir des autres planètes avec lesquelles nous sommes dans le périgée. De plus, lorsque le soleil attire beaucoup d'humidités de la terre, ces humidités, qui s'élèvent et se rassemblent dans la moyenne région de l'air, peuvent par leur pression, causer également des vents et des tourbillons. M. Kirch observera à présent exactement la situation de notre terre à l'égard du monde planétaire; il remarquera les nuages, et il examinera avec soin, pour voir si la cause que j'assigne aux vents est véritable.

En voilà assez pour la physique. Quant à la poésie, j'avais formé un dessein; mais ce dessein est si grand, qu'il m'épouvante moi même lorsque je le considère de sang-froid. Le croiriez vous? j'ai fait le projet d'une tragédie; le sujet est pris de l'Enéide; l'action de la pièce devait représenter l'amitié tendre et constante de Nisus et d'Euryale. Je me suis proposé de renfermer mon sujet en trois actes, et j'ai déjà rangé et digéré les matériaux; ma maladie est survenue, et Nisus et Euryale me paraissent plus redoutables que jamais.

Pour vous, mon cher ami, vous m'êtes un être incompréhensible. Je doute s'il y a un Voltaire dans le monde; j'ai fait un système pour nier son existence. Non, assurément, ce n'est pas un homme qui fait le travail prodigieux qu'on attribue à m. de Voltaire. Il y a à Cirey une académie composée de l'élite de l'univers, il y a des philosophes qui traduisent Newton, il y a des poètes héroïques, il y a des Corneille, il y a des Catulle, il y a des Thucydide; et l'ouvrage de cette académie se publie sous le nom de Voltaire, comme l'action de toute une armée s'attribue au chef qui la commande. La fable nous parle d'un géant qui avait cent bras; vous avez mille génies. Vous embrassez l'univers entier, comme Atlas, qui le portait.

Ce travail prodigieux me fait craindre, je l'avoue; n'oubliez point que, si votre esprit est immense, que votre corps est très fragile. Ayez quelque égard, je vous prie, à l'amitié de vos amis, et ne rendez pas votre champ aride, à force de le faire rapporter. La vivacité de votre esprit mine votre santé, et ce travail exorbitant use trop vite votre vie.

Puisque vous me promettez de m'envoyer les endroits de la Henriade que vous avez retouchés, je vous prie de m'envoyer la critique de ceux que vous avez rayés.

J'ai le dessein de faire graver la Henriade(lorsque vous m'aurez communiqué les changements que vous avez jugé à propos d'y faire) comme l'Horace qu'on a gravé à Londres. Knobelsdorff, qui dessine très bien, fera les dessins des estampes; et l'on pourrait y ajouter l'Ode à Maupertuis, les Epîtres morales, et quelques unes de vos pièces qui sont dispersées en différents endroits. Je vous prie de me dire votre sentiment, et quelle serait votre volonté.

Il est indigne, il est honteux pour la France qu'on vous persécute impunément. Ceux qui sont les maîtres de la terre doivent administrer la justice, récompenser et soutenir la vertu contre l'oppression et la calomnie. Je suis indigné de ce que personne ne s'oppose à la fureur de vos ennemis. La nation devrait embrasser la querelle de celui qui ne travaille que pour la gloire de sa patrie, et qui est presque le seul homme qui fasse honneur à son siècle. Les personnes qui pensent juste méprisent le libelle diffamatoire qui paraît; elles ont en horreur ceux qui en sont les abominables auteurs. Ces pièces ne sauraient attaquer votre réputation; ce sont des traits impuissants, des calomnies trop atroces pour être crues si légèrement.

J'ai fait écrire à Thieriot tout ce qui convient qu'il sache, et l'avis qu'on lui a donné touchant sa conduite fructifiera, à ce que j'espère.

Vous savez que la marquise et moi, nous sommes vos meilleurs amis; chargez nous, lorsque vous serez attaqué, de prendre votre défense. Ce n'est pas que nous nous en acquittions avec autant d'éloquence de tour et de dignité que si vous preniez ce soin vous même; mais tout ce que nous dirions pourra être plus fort, à cause qu'un ami, outré du tort qu'on fait à son ami, peut dire beaucoup de choses que la modération de l'offensé doit supprimer. Le public même est plutôt ému par les plaintes d'un ami compatissant qu'il n'est attendri par l'oppressé qui crie vengeance.

Je ne suis point indifférent sur ce qui vous regarde, et je m'intéresse avec zèle au repos de celui qui travaille sans relâche pour mon instruction et pour mon agrément.

Je suis avec tous les sentiments que vous inspirez à ceux qui vous connaissent, votre très fidèlement affectionné ami

Federic

Mes assurances d'estime à la marquise.