à Cirey 27 Novembre 1736
Assurément vous êtes le père Mersenne.
Ce n'est pas tout à fait mon cher amy en ce que nos ennemis vous font quelquefois tomber dans leurs sentiments, comme les ennemis de Descartes entrainoient Mersenne dans les leurs. C'est parce que vous êtes le conciliateur des muses. Je vous permets très fort d'aimer d'autres vers que les miens, je suis une maitresse assez indulgente pour soufrir les partages. Je suis de ces bautez qui aiment si fort le plaisir qu'elles ne peuvent hair leurs rivales. J'aime tant les baux vers que je les aime dans les autres, c'est baucoup pour un poète. Je vous fais mon compliment sur votre bau portefeuille. Je voudrois bien que le mondain y fût, et ne fût que là. Ce petit enfant tout nu n’étoit pas fait pour se montrer. Mais est il possible qu'on ait pu prendre la chose sérieusement? Il faut avoir l'absurdité et la sottise de l’âge d'or pour trouver cela dangereux et la cruauté du siècle de fer pour persécuter l'auteur d'un badinage si innocent fait il y a si longtemps.
Ces persécutions d'un côté, et de l'autre une nouvelle invitation du prince de Prusse et du duc de Holstein, me forcent enfin à partir. Je seray bientôt à Berlin. Platon alloit bien chez Denis qui assurément ne valoit pas le prince de Prusse. Cela vient comme de cire, vous serez l'agent du prince à Paris, et notre commerce en sera plus vif. Voylà un nouvau raport entre Mersenne et vous, son pauvre amy alloit errer dans les climats du nord. Dieu veuille que quelque gelée ne me tue pas à Berlin comme le froid de Stokolm tua Descartes. Ecrivez moy régulièrement je vous en prie chez madame Du Chastelet à Cirey. Elle m'enverra vos lettres jusqu’à nouvel ordre.
Dites à votre frère qu'il fasse partir sur le champ par le coche de Bar sur Aube à l'adresse de me du Chastelet, le nouvau paquet de p. r. pour moy. Ne manquez pas de dire à tous vos amis qu'il y a déjà longtemps que mon voiage étoit médité. Je serois très fâché qu'on crût qu'il entre du dégoust pour mon pays dans un voiage que je n'entreprends que pour satisfaire une si juste curiosité.
Adieu, je pars incessament avec un officier du prince. Nous irons à petites journées. Ecrivez moy toujours. Cela m'est important. Vous m'entendez. Une autre fois, je vous parleray, de Neuton et de l'enfant prodigue. Je vous embrasse.