1736-10-18, de Voltaire [François Marie Arouet] à — Berger.

Oui je compte entièrement sur votre amitié & sur toutes les vertus sans lesquelles l'amitié est un être de raison.
Je me fie à vous sans réserve. Premièrement il faut que le secret soit toujours gardé sur l'Enfant Prodigue. Il n'est point joué, comme je l'ai composé. Il s'en faut de beaucoup. Je vous enverrai l'original. Vous le ferez imprimer. Vous ferez marché avec Prault dans le temps; mais surtout que l'ouvrage ne passe point pour être de moi. J'ai mes raisons.

Vous pouvez assurer mrs de la Roque & Prévost, que je n'en suis point l'auteur. Engagez les à le publier dans leurs ouvrages périodiques, en cas que cela soit nécessaire. Vous ne sauriez me rendre un plus grand service que de détourner les soupçons du public. Je veux vous devoir tout le plaisir de l'incognito & tout le succès du théâtre & de l'impression. Embrassez pour moi l'aimable la Bruere. Peut on ne pas s'intéresser tendrement aux gens que l'amour & les arts rendent heureux? Si un opéra d'une femme réussit, j'en serai enchanté. C'est une preuve de mon petit système que les femmes sont capables de tout ce que nous faisons & que la seule différence qui est entre elles & nous, c'est qu'elles sont plus aimables. Comment appelez vous, par son nom, cette nouvelle muse, qu'on appelle la légende? Grégoire VII n'a rien fait de mieux qu'un opéra. Si par malheur le secret de l'Enfant prodigue avait transpiré, jurez toujours que ce n'est pas moi. Mentir pour son ami est le premier devoir de l'amitié. [Voyez] surtout la Roque & Prévost, & récriez vous sur l'injustice des soupçons. Mde du Châtelet dit qu'il faut appeler l'Enfant Prodigue l'Orphelin. Ces mascarades sont de Launay; mais sa préface ne rendra pas sa pièce meilleure. Avez vous lu le mondain? Je vous l'enverrai pour entretenir commerce.