dans ma solitude auprès de Strasbourg 29 septb [1753]
N. 4 est venu en son temps et tous les numéros du monde.
Rien n'a été perdu ma chère enfant excepté le premier Billet de Bernard qu'on aura probablement oublié de mettre dans la lettre du n. premier. Notre correspondance va très bien, et irait mieux si votre santé vous permettait de m'écrire plus souvent. La lettre de Fredersdof est étonnante. Est il possible que Le Roy de Prusse avoue aujourduy les violences qu'il vous a faittes après les avoir fait désavouer par mylord Maréchal? S'il était permis de juger un aussi grand prince on pourait dire que cette conduitte n'est pas digne de luy; et je suis persuadé que notre Roy, qui est le plus honnête homme de son royaume, la condannerait dans le fond de son cœur. Mais c'est à nous à garder le silence, et à moy de me renfermer dans la plus respectueuse résignation. Je vous ay déjà dit que j'avais passé près de six semaines dans une solitude auprès de Strasbourg où j'ay passé mon temps à soufrir et à travailler, que les deux plus savants hommes dans l'histoire ont examiné mon manuscript avec une attention scrupuleuse et que c'est une des raisons qui m'a fait préférer le séjour de Strasbourg à tout autre. J'iray dans quelques jours à Colmar où je trouverai un de mes savants et où j'achèverai ce que j'ay entrepris. Cette besogne ne sera pas longue. J'y mettrai ordre aux petites affaires que nous avons avec M. le duc de Virtemberg qui a des terres enclavées dans l'Alzace sur les quelles il faut établir notre hippotèque. Après quoy je reviendrai à Strasbourg profiter des bontez de Monsieur le maréchal de Coigni. J'ay vu monsieur le marquis de Voyer dans ma solitude, et je le verrai encor à Colmar. J'ay demandé tous nos papiers de famille pour les arranger, pour mettre tout en ordre. Ce sont des soins qu'il ne faut jamais différer. Qui sait si nous serons en vie demain! Mon âme ne sera en repos que lors que j'aurai satisfait au devoir essentiel que vous m'avez imposé vous même. Vous ne me dites jamais si vous avez reçu les paquets des deux boules, c'est pourquoy je vous écris en droiture ne sachant pas si on est à Paris ou à Sedan. Mandez moy je vous en conjure si madame d'Aurade est grosse. Où louera t'elle une maison? où ferait elle ses couches? irez vous à Fontainebleau? qu'y feriez vous? Le meilleur party n'est il pas de ne point fatiguer par des sollicitations, et d'attendre des circomstances favorables?
Votre santé d'ailleurs ne serait elle pas dérangée par ce voiage? Cherier m'écrit que malgré ses affaires il tâcherait de se dérober à ses devoirs pour aller voir madame Daurade. Je voudrais bien pouvoir en faire autant pour vous. Mais vous savez que dans la situation où je suis je ne puis autre chose que de me résigner et d'attendre. En vérité je ne comprends rien à tout ce que vous dites dans votre n. 4, d'abîmes et de précipices et de lutins. Je n'écoute que mon bon ange qui m'inspire la patience. Je n'ay d'autre dessein que de finir une histoire exacte, sage et utile, et il est nécessaire qu'elle paraisse bientôt pour prévenir un nommé Richer qui a déjà donné le 1er tome cronologique des empereurs romains. Je ne fais que ce que je dois faire. J'ay répondu par les sentiments de la plus respectueuse reconnaissance aux bontez de madame la duchesse de Saxe Gotha, et de Me la markgrave de Bareith. Je ne vais pas plus loin, et je n'imagine pas qu'elle paix elles peuvent faire. Je m'en tiens à ce que je vous ai mandé.
Je joins icy ma chère enfant un petit billet pour vous faire souvenir de la caisse que je vous demande. Je débarrasse cet envoy d'un grand nombre de papiers inutiles, et si vous voulez ne m'envoier parmy les lettres, que celles qui regardent du Billon, Cernin et notre famille, envoyez les. Mais il vaudrait mieux faire partir tout à cause des dattes que j'y trouverai. Je vous jure et rejure que vous aurez le tout au bout d'un mois. Il y a des Zulimes, des ducs d'Alençon, des histoires universelles, et de la dernière guerre et des brouillons de Louis 14 qui ne sont bons qu'à mettre au grenier. Gardez dans votre armoire les lettres de Cadix, mais au nom de dieu ayez de l'ordre. Nous pouvons au reste nous écrire en toutte sûreté. Mais si vous ne recevez pas mes paquets Pagnon, si vous voulez une autre adresse, ordonnez. Croyez ma chère enfant que l'impatience d'avoir mes papiers est fondée sur la crainte de mourir avant d'avoir rempli un devoir essentiel. Vous aurez incessamment un petit paquet par mr de la Reiniere. Ecrivez moy, ayez soin de vous.
Ma chère enfant je n'ay pas eu de place dans ma lettre pour vous dire combien je vous aime, les détails ont pris la place du sentiment, mais je vous adore.