1753-09-13, de Voltaire [François Marie Arouet] à Marie Louise Denis.

Je commence toujours mes lettres par accuser la réception des vôtres.
Je reçois celle du 7 septbre intitulée n. 2, et je ne conçois pas pourquoy ce n. 2, puisque votre gros paquet de Ravaton du 30 aoust n'est pas numéro 1. Je suppose que vous recevez mes lettres des deux boules. Ces petits préliminaires constatez, je vais ma chère enfant répondre article par article à votre lettre du 2 septbre.

1. Je suis convaincu que les sentiments de notre ami Cideville mettraient une grande gêne dans la société. Je suis encor plus convaincu que ny une campagne en Normandie, ny l'air de cette province, ny encor plus l'air d'être dans ce pays là parce qu'on ne peut être ailleurs ne seraient convenable ny à mon état ny à ma santé. J'ay toujours compté que cette santé serait une raison pour venir à Paris, et ce n'est pas ma faute si l'abbé Dédie qui est je crois un fort mauvais médecin, dit des choses qui me font tort. Il me semble qu'il serait aisé de le prier de se taire. D'ailleurs l'espérance d'aller bientôt à Paris est une assez bonne raison pour que vous m'y attendiez, et que vous ne fassiez plus de ces malheureux voiages de Strasbourg. Je suis malade, et j'attens que Gervasi m'ait mis en état d'aller à Paris. Rien n'est plus simple ny plus vraisemblable, et voylà à mon sens le propos que vous devez tenir.

2. Quant à une mademoiselle Lange, comme il n'y a personne de ce nom à Strasbourg je ne vois pas que vos plaisanteries soient fondées. je suis dans la campagne d'une vieille personne attachée à feu mr de Klinglin. C'est mr de Frenee qui m'a procuré cet azile où je vis dans la plus profonde solitude, ayant écarté touttes les visites et ne pouvant soufrir la société.

3. Vous me demandez quel est mon projet. J'aimerais autant qu'on demandast à un prisonier ce qu'il veut faire. Il veut sortir de prison quand on luy ouvrira la porte. J'avoue qu'il est bien douloureux que je n'aye pas la liberté de venir auprès de vous, de revoir ma maison, de mettre ordre à mes affaires. Je n'ay assurément rien fait qui mérite un traitement si dur. Je ne suis resté auprès du Roy de Prusse que par la permission expresse du Roy et sur les instances réitérées du roy de Prusse, et je n'ay jamais rendu d'arrest contre les billets de confession. Je ne prends aucun party de peur d'en prendre un mauvais, je combats contre le chagrin, je souffre, je travaille, et j'attends.

4. Je n'ay point vu les libelles de Lemeri contre Giraud. Il est bien étrange que l'Emeri s'occupe à faire des libelles. Quel indigne métier! Il sera déshonoré et ridicule malgré la belle charge qu'il a. Je conseille à Cherrier de ne point répondre et de rester tranquille.

5. Puisqu'il n'est que trop vraisemblable que je passerai l'hiver à Strasbourg je vous supplie toujours de m'envoyer mes papiers et mes lettres. Je ne peux en aucune manière arranger les affaires dont nous sommes convenus si je n'ay ces lettres, surtout après que mes papiers les plus importans ont été brûlez si malheureusement. N'ayez point je vous en conjure une fausse délicatesse, envoyez moy ces lettres; je vous donne ma parole d'honneur de vous les rendre au bout d'un mois.

6. Ce que vous m'avez mandé par Ravaton et à quoy j'ay déjà répondu est une chose qui est plus faisable qu'on ne pense. Mais il faudrait absolument parler aux gens d'affaires de cette dame que je voulais voir, et je ne vois pas comment je pourais leur parler à présent. Tout ce que je puis faire encor une fois c'est d'attendre. Cela est triste mais je ne suis pas le maître.

7. J'ai reçu le petit billet de Bernard dans votre lettre du sept. C'est le seul qui me soit parvenu, j'en feray usage dans quelques jours, si je ne vais pas chercher une autre retraite. Je vous ay déjà mandé qu'il y a à Strasbourg un homme très savant dans l'histoire d'Allemagne. Les secours qu'il me fournit pouront me déterminer à rester quelque temps chez mr le maréchal de Cogni. Je ne trouverais point ces secours en aucun autre endroit de l'Europe.

8. Vous ne m'avez jamais répondu au sujet d'une petite lettre que je vous envoyai pour mr de Vernon. Je crus alors que ce petit billet pouvait être utile mais si vous n'avez pas jugé à propos d'en faire usage, vous avez bien fait. Je voudrais seulement que vous m'en eussiez parlé. On n'écrit que pour s'entendre, et il est douloureux de voir les articles essentiels oubliez.

9. J'ai brûlé comme vous me l'avez ordonné le paquet de Ravaton après l'avoir lu quatre fois.

10. Je n'ay ny la volonté de faire des vers pour des marmots ny la liberté d'esprit nécessaire pour en faire. J'ay voulu tenter une tragédie. J'ay senti mon incapacité. C'est beaucoup pour moy que de la prose dans l'état où je suis.

11. Si vous croyez convenable de faire mes compliments aux Pagnons sur la mort de leur mère, faites les, mais surtout dites à votre sœur combien je prends part à l'état de son fils et à son inquiétude.

12. Voicy l'article le plus important, celuy de votre santé. Tous les autres objets disparaitront devant celui là, et je ferai absolument ce que vous voudrez. Voyez ce que vous voulez faire. Vous sentez que la terre de Cideville ne conviendrait pas dans ces circomstances. Pour moy dès que j'aurai fait examiner mon ouvrage par mon professeur d'histoire je me retireray dans une solitude, où je seray toujours censé demeurer; et de là je pouray venir auprès de vous en bonne fortune. Ma chère enfant voylà une destinée un peu bizarre; supportons la tout deux. Ecrivez moy votre état. Vos lettres tantôt à mr Darsin, tantôt sous le couvert de mr de Frenee me seront exactement rendues. Elles seront mon seul plaisir, elles me tiendront lieu de tout.

On a rendu à la fin mille francs de l'argent qu'on nous avait volé, et on a gardé le reste. Vous sentez que la procuration n'était que pour agir en temps et lieu dans un cas et dans des circomstances favorables. Ces circomstances peuvent arriver. Adieu, je vous aime uniquement, ma chère enfant. Envoyez moy la malle, avec les lettres à l'adresse de mr du Frenee. Vi baccio mille volte.

V.