à Strasbourg 19aoust 1753
Mon cher ange, j'ignore si madame Denis vous a donné un chifon de lettre que je vous écrivis étant un peu attristé et très malade.
J'ay été en France depuis à petits pas, m'arrétant partout où je trouvais bon gite et surtout chez l'Electeur palatin. Vous me direz que je dois être rassazié d'Electeurs, mais celuy là est très consolant.
Enfin je m'en allais tout doucement à Plombieres prendre les eaux par ordre du roy, mais par les ordonnances de Gervasi, qui est meilleur médecin que les plus grands rois. Je reste quelque temps à Strasbourg. Je vise à l'idropisie. Je n'en avais pas l'air, mais vous savez qu'il n'y a rien de plus sec qu'un ydropique. Gervasi a jugé que des eaux n'étaient pas trop bonnes contre des eaux, et il m'a condamné aux cloportes. J'ay été plus d'une fois en ma vie condamné aux bêtes. J'ay trouvé icy la fille de Monimeà qui vos bontez ont sauvé autrefois quelque bien. C'est une créature aujourdui bien à plaindre. J'ay peur même que le préteur son père, qui n'était pas un préteur romain, ne luy ait fait perdre une partie de ce que vous luy aviez sauvé. J'ay cherché dans ses traits quelque ressemblance à votre ancienne amie, et je n'en ay point trouvé. Je ne m'intéresse pas moins à son triste sort.
L'abbé Dédie qui a passé icy avec m. le cardinal de Soubize m'est venu apparaître un moment. Vous le verrez probablement bientôt, et ce ne sera pas à Pontoise. Je me flatte bien que vous faites à Paris de fréquents voiages et que si vous vous exilez par respect humain vous revenez voir vos amis par goust. J'ignore parfaittement quand j'aurai la consolation de vous embrasser de mes mains potelées.
Je crois que si vous me voyez en vie, vous me mettrez à mal, cela veut dire que vous me feriez faire encor une tragédie. L'électeur palatin m'a fait la galanterie de me faire jouer quatre de mes pièces. Cela a ranimé une vieille verve, et je me suis mis tout mourant que je suis à dessiner le plan d'une pièce nouvelle toutte pleine d'amour. J'en suis honteux, c'est la rêverie d'un vieux fou. Tant que j'aurai les doigts enflez à Strasbourg je ne serai pas tenté d'y travailler, mais si je vous voiais mon cher ange, je ne répondrais de rien. Comment se porte madame Dargental? comment vont vos amis, vos plaisirs, votre Pontoise? avez vous vu ma pauvre nièce, le martire de l'amitié et la victime des vandales? n'avez vous pas été bien ébaubi? L'avanture est unique. Jamais parisienne n'avait été encor mise en prison chez les bructeres, pour l'œuvre de poésie d'un roy des borusses. Certes le cas est rare. Mon ange, tout ce que vous voyez vous rendra plus philosofe que jamais. Si je vous disais que je le suis, me croiriez vous? Je n'en crois rien, moy. Cependant depuis Gotha jusqu'à Strasbourg, de princes en yangois, et de palais en prison et cabarets j'ay tranquilement travaillé cinq heures par jour au même ouvrage. J'y travaille encor avec mes doigts enflez qui vous écrivent que je vous aime tendrement.
V.