à Colmar 24 nbre [1753]
Ma chère enfant votre lettre du 15 porte dans mon âme une consolation dont elle avait grand besoin.
J'avais votre maladie et la mienne à soutenir. Je n'ay plus que la mienne. Reprenez vos forces et votre embonpoint. Quatre jours de régime suffisent pour tout réparer dans un corps aussi bien organizé que le vôtre, mais il faut une plus longue persévérance pour empêcher les rechuttes, et pour prévenir cet état funeste de langueur qui n'est ny maladie ny santé et qui répand un poison affreux sur la vie. Vous êtes dans l'âge de vous préparer une santé toujours pleine et toujours égale. C'est un point bien important, croyez moi. Je ne sçais àprésent comment je supporte les restes de mon existence. La goutte jointe à tant d'autres souffrances, et les peines de l'esprit non moins cruelles que celles du corps, m'assiègent le jour et la nuit, et se prêtent les unes aux autres de nouvelles forces. Que deviendrai-je et que deviendrons nous? Nous sommes nous revus pour la dernière fois ma chère enfant, et dans quelle lieu, et dans quelles horribles circomstances?
Je conçois bien que l'Allemagne doit vous être en exécration. Vous enveloppez jusqu'à l'Alzace dans votre arrest et j'y souscris. Nous verrons où vous voudrez cacher les débris de la frêle machine et de mon âme accablée, et où vous voudrez qu'on ensevelisse ces malheureux restes. Je n'ay actuellement que la force de suporter une vie douloureuse que votre amitié et vos soins m'empêchent de regarder du même œil dont vous voyez l'Allemagne.
Ce serait un amusement pour moy dans le peu d'intervales que je peux avoir si vous pouviez me faire parvenir ce qu'on a imprimé de l'histoire chez Herissant. Vous pourez à votre loisir me rendre ce petit service. J'avais aussi demandé à Lambert 4 exemplaires de son édition du siècle de Louis 14 que je n'ay jamais vue. Je n'ay pu encor obtenir cette faveur.
Ma chère enfant vous ne serez point embarrassée à recevoir les galanteries qu'un homme incapable de galanteries vous devait. C'était madame la duchesse de Gotha que la bonté de son cœur avait séduitte, qui se flattait de faire parvenir le repentir dans un cœur qu'elle ne connait pas. Plus il a affecté le dehors des vertus, plus il est endurci. Il n'y a jamais rien à faire avec un homme né faux.
Si j'ay quelques moments de relâche je tirerai à tête reposée quelque party assez honnête des papiers que vous m'avez confiez. Ce sera de tous mes ouvrages celuy que je travaillerai avec plus de soin et de scrupule. Il paraîtra après ma mort sous vos auspices. Portez vous bien, c'est là mon refrain.
V.