1753-01-15, de Voltaire [François Marie Arouet] à Marie Louise Denis.

J'envoye un exprès hors des frontières des états du roy de Prusse.
Je l'envoye où je voudrais assurément être moy même. Il mettra ce paquet à la poste à l'adresse de mr Tirou de Mauregard. Je vais vous confier le secret de ma vie, mais si jamais votre main gauche, sait ce qu'a fait votre main droitte dans cette affaire je suis perdu sans ressource.

Peutêtre avez vous déjà engagé mylord Marechal et la Condamine à ne pas débiter dans Paris que je suis l'autheur du tombeau de la Sorbonne. C'est un service que votre amitié et votre zèle éclairé m'auront déjà rendu.

Voicy maintenant de quoy il s'agit. Vous le voyez assez par les papiers cy joints, c'est à dire par une lettre de l'abbé de Prade, et par un morceau de la même main. Cet abbé de Prade est actuellement le favori du roy de Prusse en attendant Bacular d'Arnaud que Maupertui fait revenir. Vous savez que ce prince a mandé à son envoyé que je suis l'autheur du tombeau. Vous avez icy la preuve du contraire. Mais je vous avertis que vous risquez ma liberté et ma vie, si Dalembert, si la Condamine, si la Virote ont jamais le moindre doute sur ce que je vous confie. Je suis bien loin de vouloir que le public et la Sorbonne imputent à l'abbé de Prade un écrit qui quoy que pardonable à son juste ressentiment luy fermerait pour jamais les portes de sa patrie où il prétend retourner. Je ne veux pas manquer à l'abbé de Prades. Je ne le dois pas. Je ne veux pas non plus me manquer à moy même. Il serait affreux d'être un délateur, il serait également cruel de passer pour l'autheur d'un tel libelle, surtout dans un temps où l'on veut faire passer pour un libelle scandaleux l'innocente plaisanterie faitte sur les ouvrages de Maupertui. Que faut il donc faire? Il faut montrer à mr Dargenson sous le sceau du secret les deux papiers qui font voir évidemment que je ne suis pas l'auteur du tombeau de la Sorbonne. Ces deux papiers sont attachez ensemble avec une épingle. Ils sont de la même main et l'un des deux est une des feuilles même de l'original du tombeau de la Sorbonne. Par là mr Dargenson sera convaincu. Il poura certifier au roy que je ne suis pas l'auteur du libelle. C'est tout ce que je veux. Le public dira ce qu'il voudra, mais les connaisseurs ne m'imputeront pas un ouvrage, où il est dit que la Sorbonne était dans un cu de sac et qu'elle a fracassé son vaissau, et qui est rempli de platitudes pareilles, un ouvrage où il n'est question que de gens dont je n'ay jamais entendu parler. Exigez de mr Dargenson qu'il n'accuse jamais l'abbé de Prade, mais qu'il me justifie, et si je suis encore à Berlin ne m'écrivez sur cette affaire que d'une manière qu'on ne puisse pénétrer.

A L'égard des persécutions cruelles que Maupertui m'a fait souffrir je tâcheray de m'en tirer, je tâcheray d'obtenir mon congé du roy. Mais songez qu'on a voulu à la fois me perdre à Paris par le tombeau de la Sorbonne, et à Berlin par la critique des œuvres de Maupertui, qu'on veut me retenir pour m'accabler, et que le plus grand préalable est de me laver du tombeau de la Sorbonne qui peut fort bien être brûlé à Paris.

Voicy àprésent l'histoire du procez de Maupertui avec touttes les pièces. Si Lambert veut les imprimer, je croi qu'elles ne peuvent faire qu'un très bon effet. Mais il faut qu'il garde le plus profond secret, et qu'on ne sache jamais que cela a été imprimé à Paris.

Accusez moy la réception de mes numéro. J'ay bien peur que vous n'ayez de très mauvaises nouvelles à me mander. Il est important qu'on sache que j'ay tout remis au roy de Prusse, qu'il m'a tout rendu, et qu'il parlemente un peu, mais sachez encor une fois qu'il est plus difficile de sortir d'icy que de la Siberie, et qu'il est bien dangereux d'avoir été témoin des actions secrettes d'un homme puissant. Le roy de Prusse ne sait pas que je suis incapable de luy manquer jamais. S'il me connaissait, il ne me persécuterait pas d'une manière si horrible. Je vous parle avec confiance dans les lettres qui ne vont pas par ses états, mais dans les autres, il me semble que je me suis expliqué avec retenue.

Je reçois votre n. 25 du 27 décembre. Voylà une lettre prudente. Le résultat est qu'il faut vaincre. Il faut rendre de touttes façons, Montjeu abominable, et démasquer des coutures. Le reste viendra dans son temps, ou ma mort aura tout fini.

Il ne faut montrer à Frémont la conviction de ce qui regarde le tombeau qu'en cas que ce tombau fasse encor du bruit. Il faut qu'à force d'esprit vous fassiez savoir à la Barios les horreurs où vous m'aprenez que ce Montjeu s'est emporté contre elle.

Il faut faire imprimer toutte l'histoire du procez cy jointe ou plutôt il faut faire ce que vous jugerez convenable. Mais je croirai toujours qu'il est de la plus grande importance que la diatribe soit très publique, et qu'on voye que ce n'est pas là un libelle. C'est la malheureuse brochure du R. d. P. qui est un libelle. On a imprimé dans les nouvelles littéraires de Leipzik que l'autheur d'un si impertinent libelle méritait de louer Maupertui après avoir fait l'éloge de la Metrie. On imprime partout des choses aussi fortes. Je vous jure que je n'y ay nulle part. Je les apprends le dernier, mais on peut me les imputer. Que voulez vous? je sais soufrir et mourir. Dites à votre sœur qu'elle prend très mal son temps pour m'envoyer des plaisanteries. Ayez la bonté je vous en suplie de faire mettre dans le mercure cet avertissement.

Point de Rome sauvée dans ces circomstances. Ecrivez moy hardiment tout ce qui se passe dans le goust de votre n. 19. Aimez moy, et croyez que j'ay autant de courage que de tendresse pour vous. Au nom de dieu ayez soin de votre santé.

Prenez bien garde à cette affaire délicate, songez que Baupré est un babillard, que personne sur la terre ne doit être instruit que mr Dargenson, qu'il faut instruire de tout.