à Berlin 26 février [1753]
Mon cher ange, j'ay été très malade et en même temps plus occupé qu'un homme en santé, étonné de travailler dans l'état où je suis, étonné d'exister encore, et me soutenant par l'amitié, c'est à dire par vous et par madame Denis.
Je suis icy le meunier de la Fontaine. On m'écrit de tous côtez, partez, fuge crudeles terras fuge littus iniquum, mais partir quand on est depuis un mois dans son lit, et qu'on n'a point de congé, se faire transporter couché à travers cent mille bayonetes, cela n'est pas tout à fait aussi aisé qu'on le pense. Les autres me disent, allez vous en à Potsdam, le roy vous a fait chauffer votre apartement, allez souper avec luy. Cela m'est encor plus difficile. S'il s'agissait d'aller faire une intrigue de cour, de parvenir à des honneurs et de la fortune, de repousser les traits de la calomnie, de faire ce qu'on fait tous les jours auprès des rois, j'irais jouer ce rôle là tout comme un autre. Mais c'est un rôle que je déteste, et je n'ay rien à demander à aucun Roy.
Maupertui, que vous avez si bien défini, est un homme que l'excez d'amour propre a rendu très fou dans ses écrits, et très méchant dans sa conduitte, mais je ne me soucie point du tout d'aller dénoncer sa méchanceté au roy de Prusse. J'ay plus à reprocher au roy qu'à Maupertui, car j'étais venu pour sa majesté et non pour ce président de bedlam. J'avais tout quitté pour elle, et rien pr Maupertui, elle m'avait fait des serments d'une amitié à toutte épreuve, et Maupertui ne m'avait rien promis. Il a fait son métier de perfide en intéressant sourdement l'amour propre du Roy contre moy. Maupertui savait mieux qu'un autre à quel excez se porte l'orgueil littéraire. Il a sçu prendre le roy par son faible. La calomnie est entrée très aisément dans un cœur né jaloux et soupçonneux. Il s'en faut baucoup que le c. de Richelieu ait porté autant d'envie à Corneille, que le roy de Prusse m'en portait. Tout ce que j'ay fait pendant deux ans pour mettre ses ouvrages de prose et de vers en état de paraitre, a été un service dangereux qui déplaisait dans le temps même qu'il affectait de m'en remercier avec effusion de cœur. Enfin son orgueuil d'autheur piqué l'a porté à écrire une malheureuse brochure contre moy, en faveur de Maupertui, qu'il n'aime point du tout. Il a senti avec le temps que cette brochure le couvrait de honte et de ridicule dans touttes les cours de L'Europe, et cela l'aigrit encore. Pour achever le galimatias qui règne dans toutte cette affaire, il veut avoir l'air d'avoir fait un acte de justice, et de le couronner par un acte de clémence. Il n'y a aucun de ses sujets tout prussiens qu'ils sont, qui ne le désaprouve, mais vous jugez bien que personne ne le luy dit. Il faut qu'il se dise tout à luy même, et ce qu'il se dit en secret c'est que j'ay la volonté et le droit de laisser à la postérité sa condamnation par écrit. Pour le droit je crois l'avoir, mais je n'ay d'autre volonté que de m'en aller, et d'achever dans la retraitte le reste de ma carrière entre les bras de l'amitié, et loin des grifes des rois qui font des vers et de la proze.
Je luy ay mandé tout ce que j'ay sur le cœur, je l'ay éclairci, je luy ay dit tout, je n'ay plus qu'à luy demander une seconde fois mon congé. Nous verrons s'il refusera à un moribond la permission d'aller prendre les eaux. Tout le monde me dit qu'il me la refusera, je le voudrais pour la rareté du fait. Il n'aura qu'à ajouter à l'antimachiavel un chapitre sur de droit de retenir les étrangers par force, et le dédier à Busiris. Quoy qu'on me dise, je ne le crois pas capable d'une si atroce injustice. Nous verrons. J'exige de vous et de made Denis que vous brûliez tout deux les lettres que je vous écris par cet ordinaire, ou plustôt par cet extraordinaire. Adieu mes chers anges.
V.