1754-01-31, de Voltaire [François Marie Arouet] à Marie Louise Denis.

Je réponds ma chère enfant à votre lettre du 22 janvier.
Je crois vous avoir envoyé la lettre de mr le C. Dargenson par la quelle il me marque que l'affaire de cette malheureuse édition de la prétendue histoire universelle ne le regarde pas. Elle regarde donc M. le chancelier. Mr de Malzerbe peut donc mettre sa probité, sa gloire et la bonté de son cœur à faire connaitre la vérité par M. le chancelier. Mon placet me parait donc nécessaire. Le Roy est trop juste pour vouloir me rendre malheureux le reste de ma vie, et pour me punir d'une chose dont je suis si innocent. Je dois au moins tenter de le détromper. Madame la duchesse de Gotha et Mg L'Electeur palatin sont indignez du vol de cette histoire, et de la falsication. Ils ont les mêmes exemplaires que vous, ils les ont confrontez. Ils se sont donnez la peine de constater mon innocence. Mais c'est ce qu'en France on ne fera point. Envoyez moy du moins un exemplaire afin que j'aye par devers moy de quoy me justifier. J'insiste sur ce point. Envoyez le moy par la poste contre signé Bouret ou la Reiniere, ou Tirou, ou même par m. de Malzerbes, comme il vous plaira. Envoyez moy mes papiers par les rouliers. Il m'en manque baucoup. Il faut que je mette tout en ordre; j'ay commencé il y a longtemps par mon testament; je finis par mes affaires, et par mes ouvrages. Envoyez moy jusqu'au moindre chifon.

Tout ce qu'on peut demander àprésent c'est ma justification. Ce n'est pas le temps de s'exposer à un refus pour L'adoucissement de mes peines. Nous aurons du temps de reste d'icy au printemps pour prendre un party. Je veux seulement être en état de pouvoir prendre tous les partis; et de pouvoir choisir. Voyez ce que vous pouvez faire pour la maison, ma chère enfant. Le voisinage du charon n'est pas trop agréable, mais si vous voulez y rester faittes emballer mes meubles et louez la moitié de cette maison; arrangez vous pour le mieux. Vivez heureuse, et me laissez le poids de mes infortunes. Ma santé aggrave ce fardau cruel. Mon corps et mon âme sont à d'affreuses épreuves.

Vous aurez bientôt le second tome des annales de L'empire. Il est étrange que vous ayez pu lire le premier. Cet ouvrage n'est fait que pour être consulté comme un dictionaire. Comment n'avez vous pas vu que cela est précisément dans le goust du président Hénaut? C'est l'almanach depuis Charlesmagne. Cependant on lit cet almanac, et il est impossible de lire Hénaut de suitte. Le second tome est baucoup plus intéressant. J'ay un peu assoupli la sécheresse des annales il y a vers la fin un tableau de L'empire qui est dans le goust de l'histoire universelle. Je conviens que ce plan d'histoire universelle était plus beau, aussi bien que plus vaste. Je ne m'en étais dégoûté que par ce que j'avais perdu les principaux matériaux qui regardaient les révolutions de l'esprit humain. Cette perte m'afflige tous les jours. Un travail si fort selon mon goust eût consolé ma vieillesse dans les malheurs qui l'accablent. Mais enfin ma chère enfant ma vraye consolation est dans votre amitié.

Voicy des copies d'une nouvelle lettre que je veux faire mettre au moins dans la gazette d'Avignon qui va à Rome. Je vous prie de mettre la lettre cy jointe à la poste pour Avignon en payant le port.

J'envoye copie de ce nouvau désaveu plus autentique que tous les autres à M. le cardinal de Soubize, à Mr l'évêque de Bayeux et même à l'ancien évêque de Mirepoix mes confrères de l'académie. Je vous ay adressé par mr Tirou un mémoire pour M. le chancelier. Je joints encor à ce paquet une lettre pour made de Pompadour que vous cacheterez et que vous enverrez si vous le jugez à propos. Vous aurez la bonté de mettre mes lettres à la poste pour mes trois confrères mitrez. Voylà tout ce que j'y sçai. En attendant je tiens mon vaissau prest pour mettre à la voile et pour aller chercher ailleurs la fin d'une vie si indignement persécutée. Je n'aspire qu'à une retraitte inconue à tous les hommes et conue de vous seule.

Je vous demande bien pardon de tant de peines.