1754-02-05, de Voltaire [François Marie Arouet] à Marie Louise Denis.

écrivez moy en droiture

Après cette lettre douloureuse dont je vous demande pardon ma chère enfant, je reçois dans le même temps, vos deux lettres du 27 et 30 janvier.
Elles me donnent toutte la joye que mon cœur flétri peut recevoir. Je conçois l'espérance de vous embrasser encore. Si vous venez à Plombieres je viendray y chercher auprès de vous une guérison que je n'attens pas des eaux.

Vous me parlez de Strasbourg, et de La comédie et des soupers! Je suis bien loin d'avoir du goust pour tout cela. Il y a trois mois que je ne suis point sorti de ma chambre. La solitude est tout ce qui convient à ma façon de penser, à ma santé, et à mes chagrins. Des soupers bon dieu! des conversations inutiles! un téâtre de province! J'ay renoncé à tous les téâtres. Daignez un moment vous mettre à ma place et songez que l'âge, les malheurs, et les souffrances du corps continuelles donnent à l'âme d'autres impressions, que celles qu'on reçoit à Paris au milieu des indigestions. Il ne faut pas se dissimuler d'ailleurs le tort que m'a fait cette infâme édition de Jean Neaume. L'archevêque de Paris dans sa réponse me fait bien sentir ce qu'on en a pensé à la cour. Ces playes là ne se referment jamais. Il est vray que rien n'est plus injuste que de me punir d'une chose dont je suis innocent. Mais cette injustice subsistera, et si la Pucelle parait, je dois m'attendre aux plus horribles extrémitez. Dans une situation si affreuse, il faut ou sortir de la vie comme Deker, ou se tenir prest, pour finir ailleurs le reste de cette malheureuse vie.

Je vous ay demandé la malle de mes papiers pour les mettre en ordre. Je vous ay demandé l'histoire universelle pour avoir de quoy m'occuper dans ma retraitte, c'est àprésent le seul ouvrage dont je sois capable. Je vous demande encor ces papiers et cette histoire, à moins que vous ne la gardiez quelque temps pour constater auprès du chancelier la différence entre mon vrai manuscrit et L'édition de Neaume.

Il me semble que Mr de Malzerbe pourait et devrait rendre compte de cette différence à son père, qui peut en instruire le roy. On me doit cette justice.

D'ailleurs j'ay cru que vous aviez encor deux manuscrits. Vous savez que j'ay donné à Mg. L'Electeur palatin l'exemplaire que vous m'envoiâtes à Berlin. J'espérais alors revenir à Paris. Tout a bien changé.

Pour notre maison il n'y a pas d'autre party à prendre que d'en louer la moitié, ou de prendre un autre logement pour vous, et à l'égard de mes meubles et de mes livres je vous prie toujours de les faire emballer. Un homme entendu et payé se chargera de tout sans que vous ayez le moindre embarras. Il faut regarder cette besogne comme L'inventaire d'un mort. Je le suis, mais vivez et encor une fois vivez heureuse.

Je vous demande en grâce de me donner des nouvelles, de mes lettres que je vous ai adressées par la voye de mrs Tirou de Mauregard, et la Reiniere. J'adresse ce paquet à Mr Bouret. Je vous conjure d'envoier à Lambert l'écrit cy joint. C'est le second que je lui envoye par vous. Je vous demande encor cent fois pardon. Je vous embrasse. Je n'ay le temps d'écrire ny à Mr Dargental ny à mr de Tibouville. Je vous parleray de Mr le prince de Bauvau dans ma première lettre. Adieu, la poste part, adieu ma très chère enfant.

V.