1754-05-21, de Voltaire [François Marie Arouet] à Marie Louise Denis.

Puisque vous êtes de tant de métiers ma chère enfant il faudra bien que vous réüssissiez à quelque chose, et tost ou tard vous réussirez à faire mon bonheur, s'il y en a sur la terre.
Attendons pour les tableaux la réponse du prince de Hesse. Tout le reste est à votre disposition. Il me semble qu'on pourait toujours se défaire du Moreri, du Trévoux, du grand dictionaire de la Martiniere, de l'architecture de Vitruve, des annales de provinces unies, de l'histoire de Polibe, de l'histoire du père Daniel, de celle de Rapin Toiras, du dictionnaire de Bayle qui coûtent baucoup à transporter, et qu'on trouve aisément par tout. Vous en ferez ce qui vous plaira.

Vous me demandez l'article littérature pour l'encyclopédie. Demandez plustôt l'article du malheur des gens de lettres et de leurs persécutions. Cet article littérature ne peut être que très sec. Quand on a dit que la littérature est la connaissance des objets des belles lettres, on a tout dit; il y aurait des choses plus curieuses et plus belles à dire sur la poésie et sur les arts qui sont compris dans l'étude de la littérature. Cependant je vous envoye un petit essay de quatre ou cinq pages que je viens de dicter sur le champ à la réception de votre lettre. Si j'obéis mal, au moins j'obéis vite. J'ay dit tout ce que je sçai. Je vous envoye sous l'enveloppe de Monsieur Bouret cet article dont on fera l'usage qu'on voudra, et qu'on rebutera sans que j'en sois fâché. J'y joints un autre article sur L'âme que j'avais fait il y a deux ou trois ans, et qui n'est qu'un canevas d'un article étendu que j'aurais pu rendre ortodoxe et cependant utile, mais je n'osai l'envoyer. Ils en ont mis un qui n'a pas réussi parce que ce n'est qu'une copie de Jaquelot. Je n'ai copié personne. Je serais bien aise que Didrot et d'Alembert vissent seuls ce canevas, et qu'ils jugeassent au moins par là si je me suis intéressé à leur ouvrage.

La Baumelle m'a envoyé son beau livre par la poste, cacheté avec une pièce de vingt quatre sous que probablement ce chef d'œuvre lui a valu. J'ay eu bon nez, j'ay rebuté le paquet, et on l'a renvoyé à Paris. Je ne peux pas empêcher la canaille de la littérature d'être de la canaille, mais si vous saviez que dans les provinces on a plus vendu l'édition infâme du siècle de la Baumelle, que la mienne, vous m'auriez excusé de confondre ce monstre ignorant et audacieux. Il faudrait définir la littérature une guerre perpétuelle entre des abeilles et des guèpes. C'est un malheur attaché au métier. Je n'ay fait aucun ouvrage à commencer par Œdipe et par la Henriade qui ne m'ait attiré des libelles scandaleux.

Les deux caisses de livres pour L'Electeur palatin sont arrivées à Strasbourg et sont parties pour Manheim, mais les deux petits balots qui contenaient des livres et du caffé et que vous m'aviez envoyés par le carrosse le 20 avril on ont été saisis, ou ont été volés, ou sont restés au bureau des coches. Ne pouriez vous point envoier Joinville au bureau savoir ce que ces deux petits ballots sont devenus? ne pouriez vous point envoyer prier mr du Frenay à qui ils étaient adressez de vous en dire des nouvelles? Je soupçonne qu'on doit payer à st Dizier des droits pour le caffé, et qu'il aura été saisi avec les livres. Les commis auront bu mon caffé. Il faut le savoir et écrire à mr Bouret. Que de misères et d'embarras, et que je vous demande pardon! Il faut s'attendre dans la vie à être contredit en tout. Il faut supporter les grands chagrins et les petits. Je les oublierai tous pour jamais quand j'aurai le bonheur de vous embrasser.

V.