Colmar 28e féver 1756
Comme vous avez tous les talens, Mon cher ami, vous avez indubitablement beaucoup de mémoire, ainsi il vous arrive quelquefois de repasser dans vôtre esprit le triste séjour que vous avez fait à Colmar.
Je tiens mon coin dans le tableau, et vous dittes sans doutte en me voïant passer avec tant d'objets, que fait celui là? Hélas! j'essuïe sans être Roi le destin de Nabuchodonosor; je vis parmi les bêtes. Indépendamment du sceptre et de la Pénitence, mon sort est pourtant un peu différent du sien: le Roi Brute digéroit, et je ne digère rien. Si j'avois son Estomac je me consolerois du reste. Pour lui ressembler de ce côté là je vais manger des herbes. Le Carême vient à propos pour cela. Je ferai pénitence par Régime. Les Instituteurs du Ramezan n'étoient-ils pas médecins?
Etes vous à Monrion? qu'ÿ faittes vous? les gros membres du Corps helvétique viennent-ils souvent dévorer vos bartavelles, avaler vôtre bon vin et manger vôtre tems? Je ne vous parle pas de vos études. La Renommée m'en instruira.
Les beaux jours commencent à renaitre. Il n'en est point pour moi depuis que je ne vous vois plus. Si la Suisse a des printems, profittez de celui que la nature vous ÿ prépare. Le plus grand bonheur à mon sens, est de joüir du soleil d'un beau jour sans chagrin et sans affaire. La terre a tremblé par ici. Les vents ont fait un ravage horrible. Pour un philosophe que ce Tintamarre a endormi, il a tenû bien du monde éveillé.
Mille respects à Made Denis. A t'elle cessé d'être vôtre infirmière et la Rhubarbe vous a t'elle Enfin mis en état de vous passer de drogue? Il parait ici une Epitre de Grisbourdon. Elle a été faitte dans une Taverne de l'Enfer. Grisbourdon méritteroit d'être damné quand il n'auroit commis que ce sacrilège Contre le bon Goût.