1754-04-16, de Voltaire [François Marie Arouet] à Charles Augustin Feriol, comte d'Argental.

Est il vray mon cher ange que votre santé s'altère?
est il vray qu'on vous conseille les eaux de Plombieres? est il vray que vous ferez le voiage? vous êtes bien sûr qu'alors je viendrais à ce Plombieres qui serait mon paradis terrestre. La saison est encor bien rude dans ces quartiers là. Nos Vosges sont couvertes de neige, il n'y a pas un arbre dans nos campagnes qui ait poussé une feuille. Le verd manque encor pour les bestiaux et la terre a déclaré qu'elle cesserait touttes ses fonctions jusqu'à nouvel ordre. J'ay à vous avertir mon cher ange que les deux prétendues saisons qu'on a imaginées pour prendre les eaux de Plombieres sont un charlatanisme des médecins du pays pour faire venir deux fois les mêmes chalants. Ces eaux font du bien en tout temps, supposé qu'elles en fassent, quand elles ne sont pas infiltrées de la neige qui s'est fait un passage jusqu'à elles. Ce pays est si froid d'ailleurs que le temps le plus chaud est le plus convenable, mais dans quelque temps que vous y veniez soyez sûr de m'y voir.

Je voudrais bien que votre ami l'abbé, pût les venir prendre coupées avec du lait; mais je vous ay déjà dit, et je vous répète avec douleur que je crains qu'il ne meure dans sa maison de campagne, et que la maladie dont il est attaqué ne dure beaucoup plus que vous ne le pensiez. Cette maladie m'allarme d'autant plus que son médecin est fort ignorant et fort opiniâtre. Madame Denis me mande qu'elle pourait bien aussi aller à Plombieres. Elle prend du vinache. Elle fait comme j'ay fait, elle ruine sa santé par des remèdes et par de la gourmandise.

Il est bien certain que si vous venez à Plombieres tout deux, je ne feray aucune autre démarche que celle de venir vous y attendre; madame Dargental qui en a déjà tâté, voudrait elle recommencer? en ce cas vive Plombieres. Vous savez que le Roy de Prusse m'a écrit une lettre remplie d'éloges flatteurs qui ne flattent point. Vous savez que tout est contradiction dans ce monde. C'en est une assez grande que la conduitte du père de Menou, qui m'écrit lettre sur lettre pour se plaindre de la trahison qu'on nous a faitte à tout deux de publier et de falsifier ce que nous nous étions écrit dans le secret d'un commerce particulier qui doit être une chose sacrée, chez les honnêtes gens. On m'a parlé des mémoires de mylord Bollingbroke. Je m'imagine que les wigs n'en seront pas contents. Ce qu'il y a de plus hardi dans ses lettres sur l'histoire est ce qu'il y a de meilleur, aussi esce la seule chose qu'on ait critiquée. Les Anglais paraissent faits pour nous apprendre à penser. Imagineriez vous que les suisses ont pris la méthode d'inoculer la petite vérole, et que madame la duchesse d'Aumont vivrait encore si mr le duc d'Aumont était né à Lauzanne? Ce Lauzanne est devenu un singulier pays. Il est peuplé d'anglais et de français philosofes qui sont venus y chercher de la tranquilité et du soleil. On y parle français, on y pense à l'anglaise. On me presse tous les jours d'y aller faire un tour. Madame la duchesse de Gotha demande à grands cris la préférence, mais son pays n'est pas si beau, et on n'y est pas à couvert du vent du nord. Il n'y a àprésent que les montagnes cornues de Plombieres qui puissent me plaire si vous y venez. Nous verrons si je les changeray en eaux d'Hippocrêne. Adieu mon cher et respectable ami. Je vous embrasse avec la plus vive tendresse.

V.