1754-04-16, de Voltaire [François Marie Arouet] à Marie Louise Denis.

Je vais faire partir un exemplaire des annales de L'empire (tome 2) pour mr de Malzerbes, et j'en mettray un pour vous dans le paquet.
J'espère qu'il vous le rendra.

Raisonnons àprésent ma chère enfant, je vous en conjure, et partons d'où nous sommes sans nous faire aucune illusion. J'ay le malheur d'être un homme de lettres, un ouvrier en paroles et puis c'est tout. Voylà ma vocation dans ce monde. J'ay peu de temps à vivre. J'ay voulu avant ma mort laisser au moins une édition moins mauvaise que les autres. Lambert et ses confrères ont fait une énorme sottise d'aller fourer dans leurs éditions des chapitres entiers du siècle de Louis 14 tandis qu'ils savaient que je faisais imprimer cette histoire. Leurs éditions sont encor ridicules par les doubles emplois de chapitres qui se trouvent deux fois dans les éléments de Neuton, et dans le tome des mélanges de littérature et d'histoire. J'ay de plus corrigé avec le plus grand soin tous mes autres ouvrages. Il ne s'agit donc plus que de faire une édition plus correcte et plus agréable soit à Paris, soit ailleurs. Mais il faut que cette édition ne puisse pas attirer de reproches à son autheur; je prévois à peu près les choses qui vous auront allarmée, et je vous réponds qu'il me sera facile de les corriger; je vous enverrai de petits papiers pour coller avec des pains à cacheter comme nous faisions du temps de Rome sauvée. Cela peut vous amuser, et ne me surchargera pas baucoup; le tout sans préjudice de l'histoire universelle que je ne m'étais jamais proposé de publier, mais que je suis obligé de mettre en état de paraître, puis qu'on l'a si indignement défigurée.

Comme j'en étais là arrive votre lettre du 10 avril et voicy ma réponse. Si vous croyez que les eaux de Plombieres puissent faire du bien à mr Dargental et à vous, il faut y aller au mois de juin ou de juillet, au mépris des deux prétendues saisons. Cette chimère des deux saisons est une charlatanerie des médecins des eaux; et il faut mépriser touttes les charlataneries de toute espèce. Je vais en écrire à mon cher d'Argental. Pour moy il faut absolument que je reste encor un mois à Colmar quoy qu'on m'attende à Strasbourg. Nous avons une queue d'hiver assez rude. Les montagnes sont couvertes de neige, et c'est encor une raison pour prendre les eaux plus tard, parce que ces neiges se filtrent dans la terre et gâtent les eaux minérales. Je passerai donc tout le mois de may à Colmar. Pendant ce temps là vous aurez la bonté d'envoier à l'électeur palatin les livres qu'il me demande, et nous aurons le temps de prendre nos arrangements pour le reste. Vous sentez que si votre premier projet de vivre avec moy et de consoler mes dernières années peut s'arranger, il n'y a ny palatin ny duchesse de Saxe ny pays républicain que je ne sacrifie. Vous êtes bien persuadée que mon bonheur dépendrait de vous. Mais en me rendant heureux serez vous heureuse? C'est là le grand point. Etes vous faitte pour être garde malade? Que deviendrez vous dans la solitude ou dans la compagnie insipide des femmes de province, et si votre santé se dérange où seront les secours? et quels seront vos regrets! Quelle ressource aurez vous contre les souffrances et contre l'ennuy? que deviendront vos affaires tandis que les miennes se délabrent par l'absense? avez vous bien réfléchi à tout? avez vous prévu le repentir? avez vous bien considéré quelle est ma vie? quelle serait la vôtre? Je suis condamné pour jamais à la solitude une grande partie du jour, dans quelque pays que je sois, fût ce la plus brillante cour. Il y a tant de partis à prendre, que je n'en ay pris aucun. Je vous le répète, je me suis tenu prest à tout, mais surtout à achever ma vie dans vos bras.

Le poème de Bernard sur l'amitié deviendrait mon évangile dans notre retraitte. Colmar est une singulière petite ville. On est venu me faire des compliments en cérémonie sur ce que j'avais fait mes pâques. Je m'étais confessé dans mon lit au gardien des capucins. Voicy ma confession: ‘Il y a six mois que je suis malade, sans sortir de ma chambre. Je n'ay pas eu de grandes tentations et mes péchez se réduisent à avoir été fort en colère contre un jesuitte.’ ‘Ah si ce n'est que contre un jésuitte’, m'a dit le capucin, ‘il n'y a pas grand mal.’ Il m'a donné un beau billet de confession. J'en ay un encor plus beau de communion. Je serai sauvé, mais dans ce monde je veux une bonne édition de mes ouvrages. Si on ne la fait pas à Paris, je la ferai faire ailleurs, et il faudra que j'y sois présent. C'est là le grand embarras, et si je ne me hâte point je serai prévenu par la mort. Alors je ne pourai rien corriger et cela est triste.

Somme totale je vous aime tendrement. Passez tout le mois de may à Paris, ayez y soin de votre santé. Je savais déjà l'avanture du sr Quillet, conseiller au Chastellet, et de son confrère Pelletier manqué d'un quart d'heure, et dont la femme est à la mort. De quoy s'avisent ils d'être rebelles à un roy qui ne veut que le bien de son peuple? Adieu.

A l'égard de nos affaires avec Ericard, tout ce que je souhaitte c'est de n'en avoir point avec luy. Il les entend fort mal. On le dit sot, têtu, et fort dur. Laleu ne m'écrit jamais. Dubillon m'écrit. Il faut absolument luy faire une remise. Sa banqueroute est pire que celle de Bernard. Du Freney est à Paris. Il est fort aimable.

Je vous remercie bien tendrement de l'attention que vous avez de vouloir bien me faire parvenir, les mémoires de Bolingbroke et le traitté du commerce. Je les attends.