1754-04-14, de Voltaire [François Marie Arouet] à Joseph de Menoux.

Je n'ai point voulu méler mon cher et révérend père la douceur de vous parler de littérature à l'amertume que me causait la publication et l'altération de nos lêttres.
Cette trahison aussi sensible pour moi, qu'elle est généralement condamnée, m'occupait assez.

Je me livre aujourdui à la satisfaction pure de vous parler de vôtre éloquent discours sur l'histoire. Il n'y à guères de discours académiques qui m'ait fait autant de plaisir. La plûpart n'ont qu'une vaine éloquence de paroles. Utile dulci est la devise du vôtre. Vous donnez éloquemment d'excellens préceptes et je voudrais les avoir tous suivis. Mais, non semper feriet quodcumque minabitur arcus, et la mauvaise santé qui a toûjours été mon partage a souvent nui à mes faibles talents. Il est bien triste d'avoir de grands désirs et peu de force. Malheureusement ma passion pour le travail augmente, et mes forces diminuent.

Puisque vous avez la bonté de me parler des éditions de mes ouvrages je peux vous assurer qu'il n'y en a aucune dont je sois content, il s'en faut beaucoup. J'ai corrigé avec tout le soin dont je suis capable toutes les pièces qu'on s'est obstiné à receuillir. Mais plus mon goût est devenu sévère avec l'âge, et plus je suis mécontent de moi même. J'ai dequoi faire une édition bien supérieure aux autres, mais fort éloignée encor de me contenter. J'aurais l'honneur de vous en montrer des morceaux si je pouvais me flatter de vous voir aux eaux, et si ma confiance en vous pouvait au moins contribuër à vôtre amusement dans vos moments de loisir, mais à quoi servent tous ces vains travaux? Faciendi plures libros nullus est finis. Frequensque méditatio, carnis afflictio est. Il est vrai que tout est assez afflictio et vanitas. Il n'y a de consolation que dans la philosophie et dans l'amitié. Je trouverais l'une et l'autre dans vous. Mille tendres respects au père Lesley. Ne doutez pas des sentiments inaltérables avec lesquels je serai toûjours, mon cher et révérend père

Vôtre très humble et très obéïssant Serviteur.

Voltaire

Comme j'allais fermer ma lettre je reçois celle dont vous m'honorez en datte du 12. On m'assure toujours que les lettres sont imprimées, mais qu'il y en a peu d'exemplaires, mr l'intendant de Strasbourg me mande qu'il en a vu des copies manuscrittes touttes différentes les unes des autres. Il en est aussi indigné que vous. On me mande aussi qu'elles sont imprimées à Utrecht. Elles seront certainement dans tous les papiers publics imprimez, comme elles sont déjà dans les gazettes à la main. Cela est triste. Permettez moy d'envoyer votre désaveu à Utrecht et à Cologne. C'est un malheur. Mais la vie en est pleine. Le mauvais temps est un autre malheur, il faut retarder la saison des eaux. Les neiges filtrées dans la terre gâtent touttes les eaux minérales. Je prends patience. Je soufre, et je vous aime.