à Colmar 6 Juin 1754
Monsieur,
Ma Nièce m'a envoïé un papier où je reconnais vos bontés; je ne peux y répondre qu'en vous envoïant l'ouvrage tout entier; vous n'êtes pas condamné à lire tout ce qui s'imprime, mais il est de mon devoir de vous rendre cet hommage.
Je me suis vû forcé de donner moi même ce troisième volume sur l'Essaÿ de l'histoire universelle: pour montrer qu'au moins je traitte l'histoire avec plus d'exactitude qu'il n'y en a dans les deux prèmiers volumes, que le Libraire Jean Néaulme a si malheureusement défigurés. Si j'avais un peu plus de santé j'aurais déjà poussé cet Essaÿ jusqu'aux tems qui se joignent à ceux de Louis XIV et je donnerais ensuitte les deux prèmiers volumes, qui demandent à être réfondus, puis que j'en ai emploïé une partie dans les Annales de l'Empire. Je vois avec douleur que les éditions de ces deux prèmiers Tomes se multiplient tous les joûrs. Si j'osais abuser de vôtre tems, je me plâindrais qu'on m'ait fait affirmer dans cet ouvrage des choses que je suis bien éloigné de penser. Je crois par éxemple que les donations de Pepin et de Charlemagne, peuvent être mises avec celles de Constantin, et que les Papes n'ont pas plus besoin de ces vains tîtres pour être reconnus souverains du païs qu'ils possèdent, que les bains d'Aix la Chapelle n'ont besoin d'avoir été fondés par un nommé Granus, frère de Néron.
Au reste, Monsieur, s'il se trouve dans ce troisième volume quelques traits qui s'écartent de la vérité, oû qui la disent trop, rien ne sera plus aisé que de changer au moïen d'un carton, les endroits qui vous auront paru suspects. Ce serait l'afaire des libraires à qui j'ai fait présent de cet ouvrage, et de ceux qui ensuitte pouraient l'imprimer à Paris. Mon affaire, Monsieur, sera de vous être dévoué jusqu'au dernier moment de ma vie, de souhaiter ardemment que vous vouliez bien être toûjours à la tête des lêttres, et que vos successeurs vous ressemblent. Mon affaire est encor de finir cette malheureuse histoire universelle, où je suis engagé malgré moi, et qui n'avait jamais été déstinée à voir le joûr: mais pour la finir il faut de la santé, une grande Bibliothèque et une rétraite libre. Dans quelque endroit que j'achêve ma vie, ce sera une grande consolation pour moi de compter sur vôtre bonté et sur vôtre suffrage, je les mérite au moins par la reconnaissance tendre et réspectueuse avec laquelle j'ai l'honneur d'être
Monsieur
Vôtre très-humble et très-obéissant serviteur
Voltaire