1743-09-21, de Graf Otto Christoph von Podewils à Voltaire [François Marie Arouet].

Monsieur,

Je ne saurois m'accoutumer très cher et aimable ami à ne Vous plus voir, mais je m'accoutume encore moins à l'idée que je suis peut-être déjà aussi éloigné de Votre Souvenir que de Vôtre personne.

Si Vous n'accompagniez le plus aimable Roi
Encore aurois-je l'espérance
Que l'ordinaire effét d'une trop longue absence
Ne Vous seroit connu pas plus qu'il l'est à moi.

Mais le moïen de me flatter que tandis que Vous êtez auprès de Votre Héros et celui du siècle, Vous puissiez Vous occuper d'autre chose que de lui. Vous n'avez qu'à regarder la date de cette lettre pour juger de la différence de nos situations. Je me trouve au fin fond de la Westphalie, c'est à dire d'un pais où les absens n'ont jamais eu tort.

Et les chemins et les esprits
Y-sont paitris de la même matiére,
On dit qu'un jour les grâces et les ris
Y — furent reçus de maniére
Qu'ils firent voeu qu'oncques il n'ÿ — seroient surpris.

Vous avez pourtant trouvé moïen de leur faire fausser leur serment, mais quelque crédit que Vous aÿez sur eux je ne sais si Vous auriez pu les arretter long-têms dans un païs, qui leur est si contraire.

Dans des chemins affreux sans cesse balotté
Je me souviens souvent du trop frétillant coche
Qui secoua si fort Votre légèreté
Qu'il vous fit écrier d'un ton entrecoupé,
Que n'ai-je mis du plomb en poche!

Je brûle d'envie de quitter ce maudit païs et de me retrouver dans ma solitude à la Haÿe.

Là nous boirons plus d'une fois
A la santé de notre cher Voltaire,
A celle du plus grand des Rois,
A qui ce doux repos je dois,
Ce Roi charmant au quel si fort je voudrais plaire.

Vous vous souvenez sans doute d'un certain Abbé que Nous avons rencontré en chemin qui se nommoit Crescenz et qui se disoit chargé d'une Commission de la part du Roi Stanislas. J'apprends en repassant par ici qu'il a trouvé moïen de passer agréablement le mauvais quart d'heure de Rabelais. Touttes les fois qu'il s'agissoit de païer sa dépense, il réprésenta d'un ton lamentable qu'il n'avoit pas le sol mais qu'en revanche il avoit beaucoup de bonne volonté. Bref il sut si bien faire qu'il fut bien traité par tous sans rien débourser.

Adieu chérissime ami, on m'avertit que les cheveaux que j'attends depuis deux heures sont arrivés. Je Vous écrirai de la Haÿe. Aimez moi toûjours un peu et soÿez sûr du tendre attachement avec le quel je serai toute ma vie.