1753-07-17, de Voltaire [François Marie Arouet] à Marie Louise Denis.

Ma chère enfant, Je soufre en paix mes maux, et mes disgrâces, toujours dans le même endroit, et attendant de vos nouvelles.
J'ai reçu, il y a trois jours, une lettre de Fredersdorff, premier valet de chambre du Roi de Prusse, qui vous était adressée; elle est du 3 juillet; en voici les propres mots:

‘Madame, J'ai eu l'honneur de recevoir vôtre lettre du 23 juin. J'ai aussi connu le triste sort dont vous étiez tout à fait fâchée. J'espère que tout sera redressé à votre satisfaction; mais il me faut avoüer que je suis étonné d'aprendre que Mr. de Voltaire est mon ennemi, et cela pour les civilités que je lui ai faites, ce qu'il reconnaitra aisément quand il lui plaira éxercer son esprit au sujet de moi; avec cela je ne cesserai de vous éstimer, étant, avec beaucoup de considération, etc.’

Ce stile (et je ne parle pas de la pureté du stile) est aussi vandale que votre avanture. Le Conseil de Francfort n'a point encor eu de réponse au mémoire qu'il a envoïé au Roi de Prusse; et je ne peux guères changer de demeure, jusqu'à ce qu'on ait eu des nouvelles de cette Cour et de celle de Bareith. L'indignation et la pitié publique augmentent tous les jours. Il est à croire que sa Majesté Prussienne ne soufrira pas d'avantage que son nom soit ainsi profané. S'il savait qui sont ceux qui ont éxécuté ses ordres, sa gloire ne lui permettrait pas de les avoüer. Freytag vient encor d'être condamné à Mayence; il avait ravi le Bien d'une pauvre veuve; ce Bien se trouve heureusement situé dans les terres d'un Electeur qui aime la justice. J'ai été aux bains de Wisbad où j'ai trouvé tout le monde instruit des friponneries de ce malheureux: jamais honte ne fut plus publique. Je vous ai déjà mandé que le Commis de Schmidt a été pendu à Bruxelles, et vous savez que le maître ne s'est tiré d'affaire à Francfort, qu'en païant une amande de quarante-mille florins. Je plains beaucoup le Roi de Prusse de se servir de tels personnages, mais c'est le sort des Rois, et de tout homme en place, d'avoir quelquefois à leur service des gens dont ils ne peuvent connaître les malversations.

On a envoïé de la Haye ici et dans plusieurs Cours, des copies très-fidèles de ma déclaration à Mylord Marechal, et de vôtre lettre à M. le M. de R. Je n'avais point ces pièces; je ne les ai eües que par les gazettes à la main.

Je ne prendrai aucun parti, avant d'avoir reçu de vos lettres. Je vous crois à présent à Paris. Dieu veuille que vous y soiez en bonne santé, et qu'une si terrible sécousse ne prenne pas sur vôtre tempérament. Le courage n'ôte pas la sensibilité; et on succombe quelquefois sur la fin du combat. Je serai dans de mortelles inquiétudes jusqu'à ce que vous m'aïez écrit. Je vous prie de m'aprendre tout dans le plus grand détail, de ne me rien cacher, et de vous souvenir de Mr. Goebbels au magazin de Warrentrap à Mayence. Je vous suplie aussi de ne pas oublier la caisse à Mr. Gayot à Strasbourg. Adieu, ma chère enfant, je m'amuse toujours à l'histoire, j'y vois de plus grands malheurs que les miens. Je me promène le soir le long du Rhin. Je supporte la vie, et j'en jouirai quand je pourai vous revoir.

Je vous prie de faire mes compliments à vos parents, et à vos amis. Je reprendrai incessamment les bains de Wisbad; on dit qu'ils sont bons pour mon enflure.

J'ai dicté jusqu'à présent, mais il en coûte trop à mon cœur de ne vous pas écrire de ma main tout malingre que je suis, ma chère enfant. Songez premièrement à votre santé, à votre repos, et ensuitte à moy. Je ne fais aucune démarche. Je me repose sur vous. Le temps adoucit tout, mais le temps me manquera. Il ne m'est guères permis de compter sur la lenteur d'une pareille guérison. Le temps n'est pas à mon âge, et dans mon état un grand sujet d'espérance. Je ne me console point de ce qui vous est arrivé. Qui eût dit que je ne vous reverrais qu'à Francfort et que je vous y verrais prisonière! Il y a un endroit dans le monde où on en rit, mais partout ailleurs, on vous plaint autant qu'on vous estime.

V.