à Schwitzingen auprès de Manheim 5août [1753]
J'ay été un peu de temps sans vous écrire.
Ce n'est pas trop ma faute ma chère enfant. J'étais malade à Mayence, et je comptais partir de jour en jour, d'heure en heure, dès que j'en aurais la force. Ensuitte vous savez que ma destinée est du temps des Astolphes et Alcines, il m'a falu repasser par des palais après avoir été dans les cavernes. Vous sentez bien qu'à Mayence je n'ay pu me dispenser de remercier L'électeur de la part que ce prince et ses ministres daignèrent prendre au malheur qui vous était arrivé. Le comte de Stadian, premier ministre de L'Electeur, a une fille de baucoup de mérite qui s'appelle madame la comtesse de Shall. Elle vous regrettait beaucoup, elle était très fâchée de n'avoir pu vous faire oublier à Mayence les indignitez de Francfort. Vous n'avez pas besoin à Paris de ces consolations, mais il est toujours agréable d'aprendre qu'on s'intéresse à vous, et que votre mérite n'est point ignoré. De Mayence j'ay été à Manheim, j'y suis retombé encor assez mal. Les maux et les devoirs prennent du temps. C'était un devoir indispensable pour moy de faire ma cour à leurs Altesses électorales, et de les remercier des bontez extrêmes dont elles m'ont honoré. Je suis actuellement dans la maison de plaisance de Monseigneur L'Electeur palatin. Il ne me manque que de la santé pour y jouir de tous les plaisirs qu'on y goûte. Comédie française, comédie italienne, grand opéra italien, opera buffa, ballets, grande chère, conversation, politesse, grandeur, simplicité, voylà ce que c'est que la cour de Manheim. Je sens que je serais enchanté si je me portais bien, et si les agrémens de cette cour ne perdaient dans mon cœur baucoup de leur prix par L'impatience et le besoin que j'ay de me rejoindre à vous. Je compte absolument m'arracher dans deux ou trois jours à touttes les consolations qu'on daigne icy me prodiguer pour aller chercher auprès de vous la seule que je sois capable de bien sentir. Vous devez penser qu'au milieu des nouvelles délices dont je suis environné, il règne dans mon cœur bien de l'amertume, et que les horreurs que vous avez éprouvées à Francfort corrompent tous les plaisirs de la route.
Je ne doute pas que vous n'aiez vu monsieur Dargental; il n'est pas toujours à la campagne, vous aurez retrouvé encor à Paris baucoup de vos amis, et leurs sentiments pour vous se seront ranimez. Vous n'en paraitrez que plus aimable pour avoir été malheureuse; votre accident est d'un genre si noble qu'il ajoute à votre mérite. Souffrir pour une bonne action est une récompense pour un cœur comme le vôtre. J'aimerais mieux votre situation que celle des personnes au nom des quelles vous avez été si indignement traittée. Je vous écrirai dès que je serai arrivé à Strasbourg. Je vous prie de faire mes complimens à votre frère et à votre sœur. Leur sensibilité et leur conduitte à votre égard me les rendent bien chers. Je vous embrasse tendrement. S'il y a quelque chose de nouvau je vous supplie de m'en instruire à Strasbourg.
V.