à Colmar le 12 may 1754
Mes doigts enflés, Monsieur, me refusent le plaisir de vous écrire de ma main; je vous traitte comme une cinquantaine d'Empereurs, car j'ai dicté toutte cette histoire; mais j'ai bien plus de satisfaction à dicter ici les sentiments qui m'attachent à vous.
Je vous jure que vous me faittes trop d'honneur de penser que vous trouverez dans ces Annales l'examen du droit public de l'Empire. Une partie de ce droit public consiste dans la bulle-d'or, dans la paix de Westphalie, dans les capitulations des Empereurs. C'est ce qui se trouve imprimé partout, et qui ne pouvait être l'objet d'un Abrégé. L'autre partie du droit public consiste dans les prétentions de tant de princes à la charge des uns des autres; dans celles des Empereurs sur Rome et des Papes sur l'Empire; dans les droits de l'empire sur l'Italie, et c'est ce que je crois avoir assez indiqué, en réduisant tous ces droits douteux à celui du plus fort que le tems seul rend légitime; il n'y en a guères d'autres dans le monde. Si vous daignez jetter les yeux sur les doutes qui se trouvent à la fin du Second Tome et qui pouraient être en beaucoup plus grand nombre, vous jugerez si l'original des donations de Pepin et de Charlemagne ne se trouve pas au dos de la donation de Constantin. Le Diurnal Romain du septième et huitième siècle est un monument de l'histoire bien curieux, et qui fait voir évidemment ce qu'étaient les Papes dans ce tems là. On a eu grand soin au Vatican d'empêcher que le reste de ce Diurnal ne fût imprimé. La cour de Rome fait comme les grandes maisons qui cachent autant qu'elles le peuvent leur première origine; cependant en dépit des Boulinviliers toutte origine est petite, et le capitole fut d'abord une Chaumière.
La grande partie du droit public qui n'a été pendant six-cent ans qu'un combat perpétuël entre l'Italie et l'Allemagne est l'objet principal de ces Annales; mais je me suis bien donné de garde de traiter cette matière dogmatiquement, j'ai fait encor moins le raisonneur sur les droits des Empereurs et des états de l'Empire. Il est certain que Tibère était un prince un peu plus puissant que Charles VII et François 1er . Tout le pouvoir que les Empereurs allemands ont éxercé sur Rome depuis Charlemagne a consisté à la saccager et à la rançonner dans l'occasion: voilà ce que j'indique, et le lecteur bene vole peut juger.
J'aurais eu assurément, Monsieur, des lecteurs plus bene voles si j'avais pû vous imiter comme j'ai tâché de vous suivre. Mais je n'ai fait ce petit Abrégé que par pure obéïssance pour Madame la Duchesse de Saxe-Gotha: et quand on ne fait qu'obéïr, on ne réussit que médiocrement. Cependant j'ose dire, que dans ce petit Abrégé il y a plus de choses éssentielles que dans la grande histoire du révérend Père Barre. Je vous soumets cet ouvrage, Monsieur, comme à mon maître en fait d'histoire.
Puisque me voilà en train de vous parler de cet objet de vos études et de vôtre gloire, permettez moi de vous dire que je suis un peu fâché qu'on soit tombé depuis peu si rudement sur Rapin Thoiras; rien ne me parait plus injuste et plus indécent. Je regarde cet historien comme le meilleur que nous aïons. Je ne sais si je me trompe. Je me flatte au reste que vous me rendez justice sur la prétenduë histoire universelle qu'on a imprimée sous mon nom. Celui qui a vendu un mauvais manuscrit tronqué et défiguré, n'a pas fait l'action du plus honnête homme du monde. Les libraires qui l'ont imprimé ne sont ni des Robert Etienne, ni des Plantins, et ceux qui m'ont imputé cette rapsodie ne sont pas des Bailes. J'espère faire voir (si je vis) que mon véritable ouvrage est un peu différent; mais pour achever une telle entreprise il me faudrait plus de santé et de secours que je n'en ai. Adieu, monsieur, conservez moi vos bontez et ne m'oubliez pas auprès de madame du Defant. Je compte avoir incessament l'honneur de lui écrire. Soyez très persuadé de mon attachement et de ma tendre et respectueuse estime.
V.