1754-04-12, de Voltaire [François Marie Arouet] à Marie Louise Denis.

Votre lettre du 6 avril que je reçois dans le moment me comble de joye.
C'est le seul plaisir que j'aye éprouvé depuis six mois. Je suis trop ému pour y répondre positivement. Tout ce que je peux vous dire aujourduy, ma chère enfant, c'est que vous seriez assez indignement logée à Colmar et que vous seriez à Strasbourg bien plus commodément dans l'hôtel de M. le maréchal de Coigny. Colmar d'ailleurs est une petite ville dévote remplie de tracasseries, où tout le monde se confesse, où tout le monde se déteste, et où il n'y a de ressource que parmy quelques avocats qui savent le droit public d'Allemagne, chose que j'ay été obligé d'examiner et qui serait je crois fort peu agréable pour vous. Si donc vous avez encor L'intrépidité de faire un petit voiage, il faudrait faire votre apparition consolante à Strasbourg où je viendrais vous attendre. Je suis obligé d'être encor icy quelque temps, après quoy je me rendray à Strasbourg ou sur les frontières de la Lorraine pour vous épargner une partie du chemin. Vous sentez que dans ce cas nous aurions besoin plus que jamais d'un comissionaire à Paris, je dis un simple comissionaire qui allast chez Laleu porter un billet et exiger une réponse en marge, qui envoyast du caffé et du chocolat, et les brochures, qui ramassast les nouvelles du jour, qui allast chez l'homme d'affaires de mr de Richelieu et qui luy dît que quatre ans sont bien longs et bien injustes, etc. etc. etc.

En attandant, il faudrait voir quel succez auraient les annales de L'empire dont vous recevrez incessamment le second tome (il y a déjà quatre éditions du premier). Il faudrait envoyer sur le champ à L'Electeur palatin la partie de mes livres qu'il demande. Il faudrait attendre qu'il eût pris un party sur le cabinet de phisique et sur les tableaux pour les quels je n'ay pas le moindre attachement. Il faudrait surtout raffermir votre santé. Au reste vous seriez un peu effrayée de la vie que je mène. Je suis absolument seul, et je ne peux être autrement douze heures du jour, partageant tout mon temps entre les soufrances et le travail. Ce serait une vie abominable pour tout autre. Mais vous auriez de la société à Strasbourg. Quelle société pourtant! et qu'a t'on à se dire? et à quoi passe t'on ses jours! dans quel vide! dans quelle honteuse inutilité! dans quel ennuy qu'on batise du nom de société! et dans quelles vaines espérances d'un Lendemain plus agréable! Je ne connais que le travail qui puisse consoler L'espèce humaine d'exister. La pluspart des gens les plus sages ont si peu d'idées de leur fonds qu'ils sont obligez d'aller mendier aux âmes de leurs voisins de vains secours contre le néant de leurs âmes. Mon bonheur que je dois à mes maladies est d'être seul partout; à Manheim, à Gotha, à Stuggard, à Bareith, je passerais la journée avec moy même; je la passais ainsi à Potsdam. Il faut encor ajouter que non seulement mes maux me rendent solitaire, mais j'ay toujours dans mes études un objet, une vue déterminée. Quand on ne lit que pour lire on se lasse dès le premier jour, quand on a un but certain on ne se lasse et on ne s'ennuie jamais.

Je ne vous parlerai point des quatre volumes cette fois cy. Je vous ai déjà mandé que tout se pourait faire en quatre heures. Je ne vous parle point de nos affaires, ny d'Ericard qui passe pour un homme fort têtu, ny d'une partie de mon bien qui est depuis deux ans aux consignations du parlement, ny de cette prétendue histoire universelle, qui exige que je donne bientôt mon véritable ouvrage, et que je confonde L'imposture, ny de Zulime. Je ne veux parler que de vous, dont l'amitié courageuse m'enchante, et dont les bontez veulent affronter l'ennuy d'une vie solitaire et recueillir les derniers soupirs d'un homme infortuné qui vous aimera jusqu'au tombeau.

V.