à Potsdam ce 17eaoût [1751]
J'ai reçu assez tard votre lettre de Plombières, ma chère nièce; elle est du 17 juillet, et ne m'est parvenue qu'au bout d'un mois.
Ou elle est mal datée, ou les postes de vos montagnes cornues ne sont pas trop régulières. Ma réponse ira probablement vous trouver à Paris. Enfin, vous vous êtes donc souvenue de votre déserteur dans l'oisiveté du séjour des eaux. Elles me firent autrefois beaucoup de bien; mais le cuisinier de mr de Richelieu me fit beaucoup de mal. Je me flatte que vous avez un meilleur régime que moi. Votre estomac est un peu fait sur le modèle du mien; mais soyez plus sage si vous pouvez. Pour moi, après avoir tâté des eaux froides, des eaux chaudes, et de toutes les espèces de bon et de mauvais régimes, après avoir passé par les mains des médecins, des charlatans et des cuisiniers, après avoir été très malade à Berlin le dernier hiver, je me suis mis à dîner, à souper, et même à déjeuner. On dit que je m'en porte mieux, et que je suis rajeuni. Je sens bien qu'il n'en est rien, ma chère enfant. Mais j'ai vécu doucement six mois presque de suite avec mon roi, mangeant comme un diable, et prenant ainsi que lui un peu de rhubarbe en poudre, de deux jours l'un. Si jamais vous voulez en faire autant voilà mon secret, essayez en; il est bon pour les rois, et pour leurs chambellans, il sera peut-être bon pour vous. Mais je crains furieusement l'hiver pour vous et pour moi: il me semble que c'est là notre plus dangereuse saison; elle serait pour moi la plus agréable si je la passais avec vous, mais je doute fort que je puisse vous embrasser l'hiver à Paris. J'ai quelques petites occupations de mon métier que je crains qui ne me mènent plus loin que je ne voulais; et si l'hiver commence avant que ma besogne soit finie, il n'y aura pas moyen de partir. Je n'ai pas dans la cour où je suis les consolations que vous avez à Paris. Je deviens bien vieux, mon cœur, mais il y a des fleurs et des fruits en tout temps. Je n'ai jamais joui d'une vie plus heureuse et plus tranquille. Figurez vous un château admirable, où le maître laisse une liberté entière, de beaux jardins, bonne chère, un peu de travail, de la société, et des soupers délicieux avec un roi philosophe qui oublie ses cinq victoires et sa grandeur; vous m'avouerez que je suis excusable d'avoir quitté Paris. Cependant je ne me pardonne pas encore d'être si loin de vous et de ma famille. Il s'en est peu fallu que je n'aie été sur le point de faire un voyage à Paris; j'aurais passé par Strasbourg et par Lunéville, et je serais venu prendre les eaux avec vous à Plombières. Je suis obligé de différer longtemps mon voyage. Mais si dieu me donne vie, je compte bien vous embrasser au plus tard au printemps prochain. Je me flatte que vos enfants sont en parfaite santé. Vous savez combien je m'intéresse à tout ce qui vous est cher.