1753-12-30, de Voltaire [François Marie Arouet] à Jeanne Antoinette Le Normant d'Etioles, marquise de Pompadour.

L'état horrible où je suis depuis un an, m'a fait renfermer dans le fond de mon cœur la reconnaissance que je dois à vos bontés.
Un nouvel événement qui achève de me mettre au tombeau, me force à prouver au moins mon innocence au roi. Les pièces ci-jointes répandues dans l'Europe démontrent assez cette innocence. Quarante ans de travaux si pénibles ont une fin trop malheureuse.

Le roi de Prusse était bien né pour mon infortune. Je ne parle pas des tendresses inouïes qu'il avait mises en usage pour m'arracher à ma patrie. Il a fallu encore qu'un manuscrit informe que je lui avais confié en 1739 ait été pris à ce qu'il dit, dans son bagage à la bataille de Sore par les houzards autrichiens; qu'un valet de chambre du prince Charles s'en soit emparé, que ce valet de chambre l'ai vendu à un nommé Jean Néaume, libraire de la Haye et de Berlin, qui imprime les ouvrages de sa majesté prussienne; et qu'enfin ce libraire l'ait imprimé et défiguré. Cependant, madame, le roi est très humblement supplié de considérer que ma nièce est mourante à Paris d'une maladie cruelle causée depuis longtemps par les violences qu'elle a essuyées à Francfort malgré le passeport de sa majesté. Je suis dans le même état à Colmar sans secours. Le roi est plein de clémence et de bonté. Il daignera peut-être songer, que j'ai employé plusieurs années de ma vie à écrire l'histoire de son prédécesseur, et celle de ses campagnes glorieuses; que seul des académiciens j'ai fait son panégyrique traduit en cinq langues.

S'il m'était seulement permis, madame, de venir à Paris pour arranger pendant un court espace de temps, mes affaires bouleversées par quatre ans d'absence, et assurer du pain à ma famille, je mourrais consolé et pénétré pour vous, madame, de la plus respectueuse et la plus tendre reconnaissance. C'est un sentiment qui est plus fort que celui de tous mes malheurs.