1735-09-22, de Voltaire [François Marie Arouet] à Jean Baptiste Nicolas Formont.
Martin le Franc, qui barbouille Didon,
Vain dans ses mœurs et faible dans son style,
Sur la Dufresne allant à l'Hélicon,
S’était vanté d'avoir passé Virgile,
Mais vous, poète au modeste maintien,
A l'esprit juste, aux sons pleins d'harmonie,
Du grand Virgile adorant le génie,
Vous le suivez, sans vous vanter de rien.

C'est ce qui m'est échappé, mon cher ami, après avoir lu votre élégante traduction. Je l'attendais depuis un mois avec une extrême impatience. Enfin le ballot est arrivé. Nous avons lu et relu, Emilie, Linant et moi, votre aimable ouvrage, c'est sans contredit la meilleure traduction qu'on ait faite en aucune langue que je sache de ce chef d’œuvre de la poésie latine. Vous pourriez la rendre parfaite avec un peu de travail. Il faudrait rompre la marche un peu trop uniforme des vers et en corriger environ soixante. J'ose dire que l'ouvrage demande absolument cette réforme. Je vous conjure de vous en donner la peine. Je sais que vous aimez la poésie pour elle même. C'est une maîtresse dont les faveurs vous sont très chères, sans que vous cherchiez à instruire le public de vos bonnes fortunes. Mais enfin on aime quelquefois à faire parade de son bonheur. L’épître sur la décadence du goût vous a déjà fait un honneur infini. Votre quatrième livre de l'Enéide vous en ferait encore davantage à proportion de la difficulté surmontée, et, quand même vous ne voudriez pas jouir de votre gloire, jouissez au moins avec vous même du plaisir de la perfection; encore quelques pas, et vous y êtes.

Linant ne profite guère de vos exemples ni de vos conseils. Il dort beaucoup, ne fait rien, ne produit rien et ne fera jamais rien. Cideville s'est bien trompé, quand il a voulu faire de Linant un auteur dramatique.

J'ai lu, mon cher Formont, depuis peu un tas de sottises nouvelles. J'ai été bien surpris de rencontrer, dans cet amas de brochures impertinentes qu'on m'a envoyées de Paris, la tragédie de la Mort de César, imprimée dieu sait comment. César n'a jamais été plus massacré par Brutus et par Cassius que par l'abominable éditeur qui m'a joué ce tour. Les entrailles paternelles s’émeuvent à la vue de mes enfants ainsi mutilés. Cela est déplorable.

Je me console avec le siècle de Louis XIV des sottises de celui-ci. Je ne laisse pas d'avancer chemin. Si Linant était un autre homme, il m'aiderait dans ma besogne. Il me ferait des extraits; il lirait avec moi; mais le pauvre homme sue quand il faut écrire deux mots. Il écrit comme une femme qui écrit mal, et ne sait pas même l'orthographe. Je l'ai fait précepteur de peur qu'il ne mourût de faim; car il n'est d'aucune ressource ni pour les autres ni pour lui.

Savez vous que l'abbé du Resnel a traduit les Essais de Pope sur la nature humaine? Cela est bien pis que des réponses à Pascal. Le péché originel ne trouve pas son compte dans cet ouvrage. Je ne sais comment le du Resnel, qui cherche à faire sa fortune, se tirera de cette traduction. Hélas! très bien. Il n'y a qu'heur et malheur en ce monde. Il aura un bénéfice, et je serai brûlé. Adieu.