1735-10-04, de Voltaire [François Marie Arouet] à — Berger.

Vous savez le plaisir que me font vos lettres, mon cher monsieur. Elles me servent d'antidote contre toutes ces misérables brochures qui m'inondent. Tous ces petits insectes d'un jour piquent un moment & disparaissent pour jamais. Parmi les sottises qu'on imprime, j'ai vu, avec douleur, une certaine tragédie de moi, nommée la Mort de César. Les éditeurs ont massacré ce César plus que n'ont jamais fait Brutus & Cassius. J'admire l'abbé Desfontaines de m'imputer toutes les pauvretés, les mauvais vers, les phrases inintelligibles, les scènes tronquées & transposées qui sont dans cette édition, misérable édition! Un homme de goût distingue aisément la main de l'ouvrier; il sait qu'il y a certains défauts, dont un auteur qui connaît les premières règles de son art est incapable. Mais il paraît que l'abbé Desfontaines sait bien mal les règles du goût, de l'équité, de la raison, de la société & surtout de la reconnaissance. Il n'y a point de lecteur qui ne doive être indigné, quand cet abbé compare les stoïciens aux quakers. Il ne sait pas que les quakers sont des gens pacifiques, les agneaux de ce monde; que c'est un point de religion chez eux de ne jamais aller à la guerre, de ne porter pas même d'épée. C'est avec autant d'erreur qu'il prononce que Brutus était un particulier. Tout le monde sait assez qu'il était sénateur & préteur; que tous les conjurés étaient sénateurs &c. Je ne relèverai point toutes les méprises dans lesquelles il tombe; mais je vous avoue que toute ma patience m'abandonne, quand il ose dire que la Mort de César est une pièce contre les mœurs. Est ce donc a lui à parler de mœurs? A quoi il fait imprimer une lettre que je lui ai écrite avec confiance. Il trahit le premier devoir de la société. Je le priais de garder le secret sur ma lettre & sur le lieu où je suis & de dire seulement en deux mots que cette impertinente édition de la Mort de César n'a presque rien de commun avec mon ouvrage. Au lieu de faire ce que je lui demande, il imprime une satire où il n'y a ni raison, ni équité, & au bout de cette satire il donne ma lettre au public. On croirait peut-être, à ce procédé, que c'est un homme qui a beaucoup à se plaindre de moi & qui cherche à se venger à tort & à travers; c'est cependant ce même homme pour qui je me traînai à Versailles, étant presque à l'agonie, pour qui je sollicitai toute la cour & qu'enfin je tirai de Bicêtre. C'est ce même homme que le ministère voulait faire brûler, contre qui les procédures étaient commencées, c'est lui à qui j'ai sauvé l'honneur & la vie; c'est lui que j'ai loué comme un assez bon écrivain, quoiqu'il m'eût fort faiblement traduit; c'est lui enfin qui, depuis ces services essentiels, n'a jamais reçu de moi que des politesses & qui, pour toute reconnaissance, ne cesse de me déchirer. Il veut dans les feuilles qu'il donne toutes les semaines, tourner la Henriade en ridicule. Savez vous bien qu'il en a fait une édition clandestine à Evreux, & qu'il y a mis des vers de sa façon? C'était bien la meilleure manière de rendre l'ouvrage ridicule. Je vous avoue que ce continuel excès d'ingratitude est bien sensible. J'avais cru ne trouver dans les belles lettres que de la douceur & de la tranquillité, & certainement ce devrait être leur partage; mais je n'y ai rencontré que trouble & qu'amertume. Que dites vous de l'auteur d'une brochure contre les Lettres philosophiques, qui commence par assurer que non seulement j'ai fait imprimer cet ouvrage en Angleterre, mais que j'ai trompé le libraire avec qui j'ai contracté. Moi qui ai donné publiquement cet ouvrage à mr Tiriot pour qu'il en eût seul tout le profit, peut on m'accuser d'une bassesse si directement opposée à mes sentiments & à ma conduite? Qu'on m'attaque comme auteur, je me tais; mais qu'on veuille me faire passer pour un malhonnête homme, cette horreur m'arrache des larmes. Vous voyez avec quelle confiance je répands ma douleur dans votre sein. Je compte sur votre amitié autant que j'ambitionne votre estime.