1735-09-20, de Voltaire [François Marie Arouet] à Pierre Robert Le Cornier de Cideville.
Que devient donc mon Cideville?
Et pourquoy ne m'écrit il plus?
Esce Themis, esce Venus?
Qui l'a rendu si difficile?
Soit que d'un vieux papier timbré
Il débrouille le long grimoire,
Soit qu'un tendre objet adoré,
Luy cède une douce victoire,
Il faut que loin de m'oublier
Il m'écrive avec allégresse,
Ou sur le dos de son gréfier
Ou sur le cu de sa maitresse.
Ah dattez du cu de Manon,
C'est de là qu'il me faut écrire
C'est le vray trépié d'Apollon,
Remply du feu qui vous inspire.
Ecrivez donc ces vers divins,
Mais en commençant votre épitre
La plume échappe de vos mains
Et vous foutez votre pupitre.

Mais d'où vient que j'écris de ces vilainies là? C'est que je deviens grossier mon cher amy, depuis que vous m'abandonnez. Savez vous bien qu'il y a plus de trois mois que je n'ay mis deux rimes l'une auprès de l'autre? J'avois compté que Linant soufleroit un peu mon feu poétique qui s'éteint, mais le pauvre homme passe sa vie à dormir, et qui pis est non somniat in parnasso. Il ne cultive en luy d'autre talent que celuy de la paresse. Son corps et son âme sacrifient à l'indolence, c'est là sa vocation. Je ne compte plus sur des tragédies de sa façon, je ne luy demande àprésent que de savoir au moins un peu de latin. Hélas, àpropos de tragédie, je ne sçai quel infâme a fait imprimer ma pièce de la mort de Cesar. Il est dur de voir ainsi mutiler ses enfans. Cela crie vengeance. L'éditeur a plus massacré Cesar que Brutus et Cassius n'ont jamais fait. Cependant ne doutez pas que le public malin ne me juge sur cette édition, et que les gens de lettres, grands calomniateurs de leur métier, ne disent que c'est moy qui ay fait clandestinement imprimer la pièce.

Le pays de la littérature me paroit actuellement inondé de brochures. Nous sommes dans l'automne du bon goust, et au temps de la chutte des feuilles. Le pour et contre est plus insipide que jamais et les observations de l'abbé des Fontaines sont des outrages qu'il fait régulièrement une fois par semaine, à la raison, à l'équité, à l'érudition, et au goust. Il est difficile de prendre un ton plus suffisant et d'entendre plus mal, ce qu'il loue, et ce qu'il condanne. Ce pauvre homme qui veut se donner pour entendre l'anglais, donne l'extrait d'un livre anglais fait en faveur de la relligion, comme d'un livre d'athéisme. Il n'y a pas une de ses feuilles qui ne fourmille de fautes. Je me repens bien de l'avoir tiré de Bissêtre et de luy avoir sauvé la Greve. Il vaut mieux après tout brûler un prêtre que d'ennuyer le public. Oportet aliquem mori pro populo. Si je l'avois laissé cuire, j'aurois épargné au public bien des sottises.

J'attends depuis près d'un mois le quatrième livre de l'Eneide en vers français de la façon de notre ami Formont. On l'a mis dans un balot de porcelaines que nous espérons recevoir incessamment. Son épître sur la décadence du goust me donne grande opinion de sa traduction. Je ne sçai si l'abbé du Renel a fini celle qu'il a entreprise des essais de Pope sur l'homme. Ce sont des épitres morales en vers qui sont la paraphrase de mes petites remarques sur les pensées de Pascal. Il prouve en baux vers que la nature de l'homme a toujours été et toujours dû être ce qu'elle est. Je suis bien étonné qu'un prêtre normand ose traduire de ces véritez. J'ay lu les fêtes indiennes et très indiennes, les adieux de Mars tout propres à être reliez avec la Didon, à être louez par le mercure galant, et par l'abbé Desfontaines, et à faire bâiller les honnêtes gens. J'ay voulu lire vert vert, poème digne d'un élève du père du Cerceau, et je n'ay pu en venir à bout. Heureusement je n'ay pointreçu Abensaid.

Je me console avec le siècle de Louis 14 de touttes les sottises du siècle présent. J'attends quelque chose de vous comme un baume sur touttes ces blessures. Je me flatte que vous avez reçu ma lettre où je vous parlois de vos petits Daphnis et Cloé. Adieu mon très cher amy.

Emilie me fait décacheter ma lettre pour vous dire qu'elle voudroit bien que Cirey soit auprès de Rouen. Mais comment oserois-je vous parler de la sublime et délicate Emilie après la lettre grossière que je vous ay écritte? Son nom répare tout cela. Elle vous fait mille complimens. Vous croyez bien qu'elle n'a point lu cette lettre, qu'il faut brûler.

V.