Monseigneur,
J'ay reçu une lettre en français dattée de Rome le 15 septembre; à La pureté et à l'élégance singulière du stile je l'ay crue des meilleurs écrivains de la France, et aux sentiments qui y règnent j'ay reconnu Monseigneur le cardinal Passionei.
Un esprit tel que le vôtre monseigneur est de tous les pays, et il faut qu'il soit éloquent dans touttes les langues. Je me sers de celle que votre éminence parle si bien pour la remercier de ses bontez. Elle redouble le chagrin que j'ay depuis longtemps de n'avoir point vu une ville telle que Rome, le séjour des beaux arts et le vôtre. Il me semble que tous les français qui cultivent les lettres devroient faire ce voiage, comme les grecs alloient chez les égiptiens leurs anciens maitres.
Mon regret augmente encor par les bontez et par la lettre aussi pleine d'érudition que de grâces dont sa sainteté a daigné m'honorer. Ce sera pour moy monseigneur une consolation bien sensible de recevoir de votre main le livre de M. le marquis Orsi que vous voulez bien me faire parvenir. Il fortifiera le goust extrême et le peu de connaissance que je peux avoir de la langue italienne, cette fille aînée de la langue latine, digne de sa mère, et qui en a servi à touttes celles de L'Europe.
Il y a longtemps que je connois les méprises du père Bouhours, et l'injuste sévérité de M. Despreaux à l'égard de L'Arioste et du Tasse. L'un et l'autre ne connoissoient que superficiellement ce qu'ils critiquoient. Despreaux sentoit trop les petitis défauts du Tasse, et pas assez ses grandes bautez.
Je vois avec un plaisir extrême que votre Eminence au milieu de ses grandes occupations cultive toujours les belles lettres, voylà ce me semble comme étoient faits les romains des beaux siècles, à cela près qu'ils n'avoient pas des sentimens si humains et si pacifiques que votre Eminence.
Daignez monseigneur me conserver des bontez qui animent encor en moy le goust des arts. Il se fortifie par l'exemple, et celuy que donne votre Eminence est un des plus grands encouragemens que les lettres puissent recevoir.
La pacifique république des gens qui pensent est répandue par toutte la terre. Ils sont tous frères, vous êtes à leur tête: et quoy qu'à plus de trois cent lieues de vous monseigneur mon esprit se regarde comme un des sujets du vôtre.
C'est avec ces sentiments et celuy du plus profond respect, que je serai toujours monseigneur
de votre Eminence
le très humble et très obéissant serviteur
Voltaire
à Fontainebleau 12 octobre 1745