A Rome ce 15^me 7^bre 1745

Il ne me manquoit plus, Monsieur, après avoir connu particulièrement, Despreaux, et Rousseau, que d'avoir l'honneur, et l'avantage de votre amitié, pour pouvoir m'applaudir, comme je fais à présent, d'avoir été amy des trois hommes, qui ont porté la poésie françoise à sa plus haute perfection; l'agrément sensible, que j'avois dans toutes les petites parties, que faisoit le premier avec des amis choisis en son jardin d'Auteuil, et les entretiens, que j'ay eû avec le second pendant mon séjour en Suisse, se sont rappellés à ma mémoire, lorsque j'ay reçu vôtre lettre, et le très beau poème, qui y étoit joint.
Vous pouvez croire, que je n'ay pas tardé d'un moment à le présenter à sa sainteté, qui après l'avoir reçu avec toute distinction, et pour la beauté de l'ouvrage, et pour le génie de l'autheur, m'a ordonné de vous en remercier de sa part. Mes vœux sont les mesmes, que les vôtres pour le bonheur d'une paix générale, et je souhaiterois bientost de voir de votre façon un autre poëme sur un sujet de cette nature. Lorsqu'on réfléchit sur l'effusion de tant de sang chrétien il semble, que les mesmes victoires n'offrent aux lecteurs, que des pensées tristes, et lugubres: je suis d'ailleurs charmé de voir, que vous aimez notre langue, et je juge par votre lettre, que vous la possédez à merveille. Je ne say pas si vous pouvez m'en dire autant pour la langue françoise, que j'ay aimé depuis ma plus tendre jeunesse, et que je tâche de cultiver avec mes amis pour n'en pas perdre l'usage. Pour seconder vôtre génie j'ay pensé de vous envoyer une collection, que l'on a imprimé depuis quelques années de tout ce que M^r […] marquis Orsi et autres ont écrit pour iustifier nos autheurs les plus illustres comme le P. Bouhours; c'est un recueil en deux vol. in 4. qui mérite certainement d'estre entre vos mains, et je songeray à vous faire parvenir le paquet sans qu'il vous en coûte la moindre peine; je vous prie donc d'agréer dès à présent cette marque de l'estime infinie, que je fais de votre personne, et de votre mérite et c'est avec une parfaite sincérité et dans toute l'étendue de ces sentiments que je vous suis, comme je vous seray toujours très distinctement dévoüé.

le Car¹ Passionei