1746-03-09, de Cardinal Domenico Passionei à Voltaire [François Marie Arouet].

J'ay lû & relû, Monsieur, toujours avec un nouveau plaisir, la lettre Italienne, belle & savante, que vous avez pris la peine de m'écrire.
Il est difficile de concevoir, comment un homme, qui possède à fond d'autres langues, ait pû atteindre, comme vous, à la perfection de celle-cy; & je vous félicite très sincèrement d'avoir si heureusement réûssi. Mais après ce compliment juste & équitable, permettez moy de me plaindre, avec la mesme naïveté, des loüanges, que vous a plustost dictées l'amitié, dont vous m'honorez, que l'amour de la vérité, qui en devroit être le principe. Il est bien vray, que je me suis fait, toute ma vie, une étude principale de cultiver la bienveillance des personnes, que j'ay connues d'un mérite supérieur & distingué: Cependant si j'ay eû l'avantage de reûssir en quelque sorte dans cette entreprise, que je confesse audessus de mes forces, je dois l'attribuer plus à la fortune, qui récompense souvent la bonne volonté, qu'à un foible mérite, sur lequel mes amis ont fermé les yeux en faveur des sentimens de mon coeur.

Je suis bien fâché, que vôtre mauvaise santé & vos occupations nous privent de la consolation de vous posséder, aumoins pour quelque têms, icy. Mais tel est le sort de nos destinées, & il faut se soumettre aux arrêts de la providence. Cependant puisqu'au défaut de pouvoir visiter l'Italie, où vous trouveriez encore bien des choses dignes de vôtre curiosité, vous voulez vous contenter de la lecture & de l'étude de nos meilleurs Autheurs, je me feray toujours un plaisir & mesme un devoir de vous procurer les livres, que vous jugerez pouvoir vous rendre quelques momens agréables. Il y a déjà du têms, que je remis à M. de Bourges, mon amy, les deux volumes de M. le Marquis Orsi; & M. de Radonvilliers, secrétaire Royal, se chargea de vous les faire parvenir, l'un après l'autre, sous l'envelope de M. d'Argenson, Ministre pour les affaires Etrangères: De sorte que j'ay lieu d'espérer de mes instances, recommandations, & diligences, que ce paquet sera bientost entre vos mains, si vous ne l'avez pas dez à présent reçu.

Vous rendez justice au grand & rare mérite de M. Fontani: j'ay donné ordre, qu'on vous achetât son livre Della eloquenza italiana. C'est un Ouvrage fort estimable, & contre lequel inutilement se sont déchainés, après la mort de l'Autheur, des petits Ecrivains, dont les noms seront à jamais obscurs pour la postérité. Il y a quelques années, que M. le Président Bouhier, m'écrivant sur ce sujet, me mandoit, mot à mot, touchant un certain Enciclopédique, l'un de ses adversaires, que cela s'appelloit en latin, vellere ungues mortuo Leoni.

La remarque, qui est dans vôtre lettre, sur les erreurs des plus grands hommes, vient à ce propos: car le soleil a ses taches & ses éclipses; celles cy seront observées dans le dernier des Almanachs; & comme vous le pensez très bien, les Censeurs trop sévères ont besoin, que nous ayons pour eux plus d'indulgence, que pour ceux qu'ils reprennent quoique justement, Homere, Virgile, Le Tasso, & plusieurs autres perdront peu sur une petite & legère faute, qui est couverte par mille beautés: mais les Zoïles seront toujours ridicules de ne pas savoir discerner les perles du fumier d'Ennius.

Au reste je vous embrasse tendrement, Monsieur, & vous priant de me continuer vôtre amitié & vôtre commerce, je vous suis, sans compliment, très distinctement dévoûé du meilleur de mon coeur.

D: Cardl Passionei