1746-10-07, de François Philibert Louzeau à Benedict XIV.

Très Saint Père,

Tous les Bons catholiques de France ont apris avec une extrême douleur que Votre Sainteté avoit envoyé à l'infâme Athée Arrouët de Voltaire deux médailles d'or, comme une marque de la protection, et de la bienveillance dont Votre Sainteté daigne l'honnorer; sans doutte que Votre Sainteté ne connoît point tous les ouvrages du Monstre qu'elle a daigné récompenser, car dans plusieurs, avec la plus grande hardiesse, il a attaqué ce qu'il y a de plus respectable, et de plus sacré dans Notre Sainte Religion; et Rien ne seroit plus propre à authoriser l'impiété et le libertinage, que de croire sérieusement que Votre Sainteté ait Voulu luy accorder sa bienveillance après touttes les infamies et les sotises qui sont sorties de son cerveau timbré, et j'oserois même bien dire que ce seroit la plus grande dérision qui pourroit estre faitte de la Religion.
Et pour en donner à Votre Sainteté quelques échantillons marqués, qui serviront de preuves bien convinquantes de ce que j'ay l'honneur de luy avancer:

Dans une lettre en vers écrite au Duc de Sully, au sujet de la mort de l'abbé de Chaulieu qui étoit un Poëte et un bel esprit du dernier Siècle, Mais qui étoit Déiste déclaré il luy marque entrautres choses:

L'éternel Abbé de Chaulieu
Paroîtra bientost devant Dieu
Et si d'une muse féconde
Les Vers aimables et polis
Sauvent une âme en l'autre monde
Il ira droit en Paradis.
L'autre jour à son agonie,
Son curé Vint de grand matin
Luy donner en cérémonie,
Avec son huile et son latin
Un passeport pour l'autre vie.
Il vit tous ses péchez lavez
D'un petit mot de pénitence
Et receu ce que vous sçavez
Avec beaucoup de bienséance.

Votre Sainteté voit par ces deux derniers vers la façon de penser de L'infâme Athée à qui elle a daigné accorder sa protection, et l'air avec lequel il attaque la réalité du Très saint sacrement de l'Autel qu'on doit louer à jamais.

Dans une épître aussy en vers addressée à la marquise du Chatelet sous le nom d'Uranie, sur la Religion, il débutte ainsy:

Tu veux donc belle Uranie
Qu'érigé par ton ordre en Lucrece nouveau
Devant toy d'Une main hardie
A la Religion j'arrache le bandeau,
Que j'expose à tes yeux le dangereux Tableau
Des mensonges sacrés dont la terre est remplie
Et que ma Philosophie,
T'aprenne à mépriser les horreurs du Tombeau,
Et les terreurs d'une autre Vie.

Ensuitte et sur le même ton, il attaque les plus grandes Véritez de la Religion, la Venue de Notre Seigneur Jesus Christ et le mistere de la croix, et débite mil horreurs effroyables, il dit entr’ autres choses:

Son sang du moins, ce sang d'un Dieu mourant pour nous,
N'étoit-il pas d'un prix assez noble, assez rare,
Pour suffire à parer les coups
Que l'enfer jaloux Nous prépare?
Quoy, Dieu voulut mourir, pour le salut de tous,
Et son trépas est inutile!
Quoy! l'on me Vantera sa clémence facile
Quand remontant au ciel, il reprend son courroux!
Quand sa main nous replonge aux éternelles abimes
Et que par ses fureurs, il efface ses bienfaits,
Ayant versé son sang pour expier nos crimes
Il Nous punit de ceux que nous n'avons pas faits;
Ce Dieu poursuit encore aveugle en sa colère
Sur les derniers enfants l'erreur d'un premier Père!
Il redemande compte à cent peuples divers,
Assis dans la Nuit du mensonge
De ses obscuritéz où luy mesme il les plonge,
Luy qui vint, Nous dit on, éclairer l'Univers.
Amériques, Vastes contrées,
Peuples que Dieu fit naître aux portes du soleil,
Vous Vastes Nations hiperborées,
Vous que l'erreur nourrit dans un profond sommeil,
Vous serez donc un jour à sa fureur livrées
Pour n'avoir pas sçu qu'autrefois
Dans une autre hémisphère aux plaines idumenées
Le Fils d'un Charpentier expira sous la croix!
Non, je ne connois point à cette indigne image
Le Dieu que je dois adorer,
Je croirois le Déshonnorer
Par un si criminel hommage.
Entends Dieu que [j’] implore, entend du haut des cieux
Ma voix pitoyable et sincère.
Mon incrédulité ne doit point te déplaire.
Mon coeur est ouvert à tes yeux.
On te fait un tiran, je cherche en toy mon père,
Je ne suis point chrestien, c'est pour t’[en] aimer mieux.

Et il finit cette infâme pièce qui mériteroit sans doutte le feu avec son auteur, en disant à sa chère Uranie:

Crois qu'en tous temps, et en tous lieux
Le coeur du juste est pieux.
Crois qu'un Bonze modeste, qu'un dervis charitable
Trouve plustost grâce à ses yeux
Qu'un Jenseniste impitoyable
Ou qu'un Jesuiste ambitieux.
Et qu'importe en effet sous quel titre on l'implore?
Tout hommage est reçeu, mais aucun ne l'honnore.
Ce Dieu n'a pas besoin de Vos Voeux assidus.
Si l'on peut l'offenser c'est par des injustices.
Il Nous juge sur nos Vertus
Et non pas sur Nos sacrifices.

Vous voyez Très Saint Père si un Monstre qui a écrit des choses aussy horribles mérite la bienveillance du Vicaire de Jesus Christ en terre et d'un souverain Pontife qui par sa science et sa Piété fait l'admiration de tout le monde chrestien.

Il a fait imprimer ces pièces en France et en Hollande différentes fois, et rien n'est plus commun, ny plus dangereux. Il a même eu la hardiesse de faire imprimer ses lettres Philosophiques sur différens sujets malgré la deffensce expresse de Monsieur Daguesseau, chancellier de France, ouvrage dans lequel il fait les plus grands efforts pour authoriser les oppinions les plus criminelles, et les plus absurdes, où il sappe le fondement de toutte vertu, et où par une incertitude affectée il place touttes les Religions presqu'au même rang pour finir enfin par n'en reconnoître aucune.

Dans la Vingtième lettre sur les seigneurs qui cultivent les lettres il a traduit en vers françois une description de l'Italie faitte dit il par un seigneur Anglois fort jeune, mais que je croy qu'elle pourroit bien estre de son bon amy le Duc de Richelieu, que l'on méprise assez souverainement icy, par bien des raisons qui ne luy font point du tout d'honneur. La voicy:

Qu'ai je donc vû dans l'Italie?
Orgueil astuce et pauvreté,
Grands complimens, peu de bonté
Et beaucoup de cérémonie,
L'extravagante comédie
Que souvent l'inquisition
Veut qu'on nomme Religion
Mais qu'icy nous Nommons folie.
La nature en Vain bienfaisante
Veut enrichir ces lieux charmans,
Des Prêtres la main désolante
Etouffe les plus beaux présens.
Les Monsignors soi-disant grands,
Seuls dans leurs palais magnifiques
Y sont d'illustres fainéants
Sans argent et sans domestiques,
Pour les petits sans liberté,
Martirs du joug qui les domine
Ils ont fait Vœu de pauvreté
Priant Dieu par oisiveté
Et toujours jeûnant par famine.
Ces beaux lieux du Pape bénis
Semblent habités par les diables
Et les habitants misérables
Sont damnés dans le Paradis.

Dans sa Tragédie d'Œdipe qu'on regarde comme la meilleure de nos pièces de Théâtre, il dit encore en parlant des Prêtres, et on ne doit point estre étonné qu'il en parle mal, pensant comme il fait:

Les prêtres ne sont point ce qu'un vain Peuple pense:
Notre crédulité fait toutte leur science.

Je pourrois Très Saint Père vous citer bien d'autres endroits de ses ouvrages les plus fameux que sans doutte vous ne condamneriez pas moins que ceux que je cite exactement à Votre Sainteté, mais je ne finirois point si je vous vous faire connoître touttes ses extravagances.

Et j'avoueray cependant à Votre Sainteté que depuis que j'ay apris (non pas sans surprise) la faveur qu'elle luy avoit faitte, et qu'il a été en outre reçeu à l'accadémie françoise, et qu'il se trouve par là associé avec des évêques de France, dont il y a quelques uns égallement distingués par leur sçavoir et par leurs moeurs et entrautres Monsieur Mongin, évêques de Bazas, qui a écrit fortement contre les erreurs du Père le Courayer, chanoine Régulier de Ste Genevieve, et a dit entr'autres que tant qu'on se borneroit à condamner une mauvaise doctrine sans toucher à la personne, l'auteur impuny n'en deviendroit que plus sûr et plus téméraire par la célébrité qu'il acquiert à son nom, comme fait en effet Voltaire par la protection que Votre Sainteté luy accorde et par l'honneur qu'on luy a fait de l'admettre à l'accadémie françoise avec des évêques Respectables et d'autres, j'avoueray dis je à Votre Sainteté que je suis souvent très embarassé quand je vais à la messe, et que je ne suis pas maître des douttes qui s'élèvent souvent malgré moy secrettement dans mon esprit sur la réalité du sacrifice qui s'offre continuellement parce que je pense que si naturellement quelqu'un doit se porter avec zèle, à confondre l'atéïsme déclaré et le libertinage, c'est au chef de la Religion, au lieu de le protéger, et après luy aux évêques, au lieu de rester comme font ceux de l'accadémie françoise, en société avec un Monstre, qui l'a déshonnorée tant de fois, dans ses Mystères les plus saints et les plus respectables, ce qui ne peut qu'authoriser de plus en plus le libertinage et l'impiété, si Votre Sainteté, Très Saint Père daignoit me faire sçavoir ce qu'on doit penser sur tout ce que j'ay l'honneur de luy marquer cela me tireroit d'un fort grand embaras, et dans lequel je me trouve souvent; d'autant mieux que Nous avons en France un Poëte aussy estimable par son esprit que par ses ouvrages qui a fait un Poëme admirable sur la grâce et un autre sur la Religion qui n'est pas moins beau, et qui à juste titre méritoit la bienveillance de Sa Sainteté, c'est Mr Racine de l'accadémie des inscriptions.

J'ay L'honneur d'estre avec le plus profond Respect de Votre Sainteté,

Très Saint Père,

Le Très humble, très obéissant serviteur et très fidel fils en Jesus Christ

François Philibert Louzeau

J'ay déjà Pris la liberté d'écrire à Votre Sainteté et d'adresser ma lettre à Mr L'abbé de Canillac, ambassadeur de France, mais comme aparament, il est amy de Voltaire il l'aura gardée sans la remettre à Votre Sainteté, ce qui fait que je prends la liberté de luy écrire directement, comme j'ay une extrême envie d'avoir un portrait ressemblant de Votre Sainteté, et que je n'en ay qu'une petitte Estampe, qui n'est pas même ressemblante au portrait que j'en ay vu à ste Genevieve dans la salle des Papes, je vous auray une très grande obligation si votre Sainteté veut bien m'envoyer deux médailles d'argent seulement, mais des meilleures et des mieux gravées. J'en donneray volontiers la valeur aux pauvres. Je demeure à Paris, rue de la Tixerandrie proche le cimettière st Jean.