4 février 1743
Ne sera-ce pas, Mgr. abuser de la politesse avec laquelle vous semblés m'inviter à vous faire part de mes vûes dans les occasions, que d'en user dès aujourd'hui même?
Mais le cas est pressant et de conséquence pour la Religion. De toutes parts j'entends murmurer de ce que M. Voltaire s'est mis sur les rangs pour obtenir dans l'Académie Françoise la place vacquante par la mort de Mgr. le Cardinal de Fleury; et, ce qui afflige le plus, c'est qu'il se dit favorisé du Roy pour la recherche de cette place. Nous étions si joieux que M. de la Bletrie ait été rejetté du Roy pour avoir appellé de la Bulle: les Jansenistes ont vu par là ce qu'ils doivent craindre du zèle de sa Majesté, et nous ce que nous devons en espérer. Mais quelle douleur de ne voir rebuter un Jansensite, ou un homme suspect de l'être, que pour lui avoir substituer un Mécréant? M. Voltaire est encore in reatu; un Arrêt, dont il ne s'est jamais lavé, a condamné aux flammes ses Lettres Philosophiques remplies de l'esprit séditieux et de l'irréligion des Anglois; l'impie Lettre à Uranie dont le Public persiste à le charger, et ses discours libertins qui ont corrompu tant de femmes et de jeunes gens, l'ont rendu abominable aux personnes qui connoissent et respectent la Religion: et ce sera un tel homme qui paroîtra aux yeux de tout le Royaume muni de la protection de sa Majesté! Pesés en, Monseigneur, les conséquences. Déjà le Jansenisme a fait des ravages bien déplorables, et on ne peut être trop attentif à les arrêter et réparer: mais j'ose dire que ceux du libertinage d'esprit qui gagnent à vûe d'œil, ne méritent pas moins les soins d'un Roy très chrétien; et que si l'on couronne ce libertinage au lieu de le punir, ses progrès n'auront plus de bornes. On dit que ce qui fait pancher le Roy pour ce choix, c'est que personne n'est plus capable que Voltaire de répandre sur les cendres de Mgr le Cardinal les fleurs que ce digne Ministre mérite. Mais un Prélat si religieux pendant sa vie et à la mort, peut-il être loué convenablement par une bouche accoutumée au blasphême? Je suis persuadé que s'il pouvoit revivre un moment, il en rougiroit, et qu'il supplieroit sa Majesté de ne pas imprimer à sa mémoire cette tache, qu'un Voltaire succède à un Cardinal de Fleury.
Pardonnés, Monseigneur, la liberté que je prends de vous entretenir sur une matière si délicate; c'est mon zèle pour la gloire et le salut du Roy notre maitre, pour la mémoire de Mgr le Cardinal de Fleury mon bienfaicteur, pour l'honneur de Dieu et pour l'intérêt de la Religion, qui m'a pressé de vous instruire de ce qu'on dit et de ce que je pense moi même: persuadé que si vous voié jour à faire le bien, vous le ferés; et que s'il n'est pas prudent de le tenter, du moins vous ne me saurés point mauvais gré de vous avoir confié mes réflexions et mes pensées.
J'ai l'honneur d'être avec bien du respect &c.