1755-02-08, de Jacob Vernet à Voltaire [François Marie Arouet].

… La seule chose (je vous le dirai librement en vertu du titre d'ami dont vous m'honorez) la seule chose qui a un peu troublé la satisfaction générale de voir arriver parmi nous un homme aussi célèbre que vous l'êtes, c'est l'idée que des ouvrages de jeunesse ont donnée au public de vos sentiments sur le fond même de la religion, quoique des ouvrages d'un âge plus mûr semblent s'en prendre aux abus de la religion.
Je ne vous dissimulerai point, monsieur, qu'à cet égard, et les gens sages qui nous gouvernent, et la bonne bourgeoisie, ont manifesté dans leurs discours quelqu'inquiétude qu'il ne tient qu'à vous de dissiper entièrement. Vous savez qu'il faut aux hommes une religion aussi bien qu'un gouvernement, et vous voyez que la nôtre est, par la grâce de dieu, si simple, si sage, si douce, si épurée, qu'un philosophe ne saurait en demander une plus raisonnable, ni un politique une plus convenable au bien public. Il ne faut donc pas l'ébranler, et autant il est digne d'un habile homme de couper des excrescences difformes, autant doit il prendre garde d'aller jusqu'au vif. Je vous ai quelquefois vanté l'heureux accord qui règne entre nos théologiens, nos jurisconsultes et nos philosophes; c'est que les premiers ont la sagesse de s'en tenir au pur évangile, qui s'allie si bien avec la théologie naturelle, et que les autres voyent bien qu'en effet l'évangile est nécessaire, ne fût ce que pour donner à cette théologie naturelle une autorité, une consistance, une forme populaire que la simple philosophie, ou l'autorité civile ne lui donneraient pas. Il serait, monsieur, bien satisfaisant pour nous de vous voir entrer dans nos vues, et concourir, quand les occasions s'en présenteront, avec tous nos gens de lettres, pour détourner notre jeunesse de l'irréligion qui la conduit toujours au libertinage. Avec cette louable circonspection, soyez sûr que vous serez honoré de tous, chéri de tous, et craint de personne. Si cela ne vaut pas les distinctions brillantes qu'attirent les beaux talents sur les grands théâtres du monde, c'est du moins toute la récompense qu'on ambitionne dans nos petites républiques, et elle a bien son prix aux yeux du sage. Pardonnez moi, si j'ai saisi cette occasion de vous ouvrir une fois mon cœur sur ce point important. Je le devais au désir général de notre ville, à la confiance que vous m'avez témoignée, et au vif intérêt que je prends à tout ce qui touche votre gloire et votre bonheur, personne n'étant plus que moi avec dévouement,

Votre, etc.

Vernet