1760-07-16, de Voltaire [François Marie Arouet] à Prince Aleksandr Romanovich Vorontsov.

La lettre dont vous m'honorez, monsieur, m'a fait bien plus de plaisir que vous ne pensez; elle achève de me convaincre que Pierre le grand n'a fait que cultiver un des meilleurs terrains de la terre.
On n'est point créateur; on ne donne point de l'esprit: on ne fait que développer ce que la nature a formé. Ce grand homme avait bien raison de dire que les arts faisaient le tour du monde; je ne vois que des Russes qui parlent mieux notre langue que nous, et qui pensent mieux que nous sur bien des choses.

J'attends le reste des mémoires de Pétersbourg, pour m'occuper uniquement de Pierre le grand; en attendant, j'ai lu avec grand plaisir le petit ouvrage de mr Aléthof. Ce secrétaire d'ambassade m'a paru extrêmement poli. Il ne dit pas aux Parisiens la dixième partie de ce qu'il pouvait leur dire, et encore s'exprime-t-il avec une circonspection, qui fait voir combien il est civil et honnête. Je suis très fâché qu'une fluxion de poitrine l'ait enlevé de ce monde; mais aussi de quoi s'avisait il de lire le discours du sr Le Franc de Pompignan? Je conçois qu'il dut être saisi d'un froid mortel, et qu'ensuite, s'étant mis en colère, il s'en est ensuivi une révolution qui lui a causé la mort. Il faut que l'abbé Trublet devienne sage par cet exemple, qu'il prenne de bons bouillons, et qu'il ne s'échauffe plus le sang à compiler, compiler, ce qu'il a jadis entendu dire.

Divertissez vous, vous, monsieur, de toutes nos folies; il y en a quelquefois d'amusantes. Je me flatte que nos troupes guerrières réussiront mieux que nos troupes de comédiens, et qu'elles remporteront quelques victoires pour imiter les vôtres. Le bruit courait hier dans Genève que nous avions été battus, mais un bon catholique comme moi ne croit pas que les discours des Genevois soient les paroles de l'évangile.

J'ai l'honneur d'être, avec bien du respect, monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur

L'Hermite des Délices