1764-01-05, de François Louis Allamand à Voltaire [François Marie Arouet].

Monsieur,

Oh, Monsieur, la belle, la bonne & l'excellente chose que ce Traitté sur la Tolérance! Je viens de le lire, grâces à quelcun qui sait bien ce qu'il me faut, qui me l'envoya samedi sous le sceau du secret, & à qui il fallut le renvoyer lundi.
Un Dimanche, comme vous voyés, entre deux. Je l'ai pourtant lu, presque en chaire. Il a réveillé tous mes sentimens pour vous. Etaient ils donc endormis? Non, mais il y a si longtems que ce povre, ce disgracié Curé de Bex n'avait rien de nouveau de cette plume d'Or qui ne devrait plus écrire que pour la Religion & l'Humanité, parce que la Religion & l'Humanité méritent seules une telle plume, & en auraient grand besoin. Je ne laissais pas de savoir, Monsieur, ce que vous avés fait pour les Calas, & ce que vous avés fait pour eux m'avait inondé d'autant de larmes délicieuses, que cette effroyable histoire m'avait causé de frissons & de consternation. Vous ne dites pourtant mot de ce que vous avés fait pour cette famille, dont le Rolle est devenu, par vos soins, le beau Rolle présente. Ce silence est le premier indice auquel je vous ai reconnu, car on ne vous a point nommé; & éblouï par les choses, je ne prenais pas garde à la Touche & à l'orthographe. Vous voulés, me dit on, qu'on n'en parle pas encore, par la raison qui vous fut écrite du Languedoc le 20 de février. Je n'en parlerai donc pas, si je peux me taire. Mais, dites, monsieur si le Conseil d'en haut ne fait pas justice entière, n'interjettera t'on point un Appel d'en informer à tous les Tribunaux souverains de l'Europe, & jusqu'au Divan? Ne seront ils pas sommés de prononcer d'office super-Juridique, & de protester solemnellement contre cette horreur du XVIII siècle? Vous ferés ce qu'il vous plaira, mais ce Traitté sur la Tolérance, unique, je ne dis ni en son genre ni dans son espèce mais unique parce qu'il n'y a qu'un Monsieur de Voltaire au monde, ce Traitté lavera toujours l'infamie de notre âge, & fera pour jamais de l'intolérance, Monstrum horrendum, ingens, cui lumen adeptum, le ridicule exécrable du monde anti-Chrétien. Ce n'est pas qu'il n'y ait bien des malices là dedans, & par ci par là, quelques injustices qui ne pouvaient guères m'échapper, à moi qui me mêles aussi de lire nos Ecritures dans leurs langues, & qui vis de l'Autel, bien ou mal traduit. Mais je pardonne tout au feu sacré d'Humanité qui vous dévore. Ce n'est pas non plus qu'un gros Suisse n'eût dogmatisé la matière plus pesamment. Il aurait distingué la Religion privée, faitte pour mener chacun au Paradis, & la Religion de l'Etat, faitte pour en étre le lien de conscience. Il aurait dit, que personne n'a que voir dans la première, parce que c'est mon affaire, & non celle d'autres que j'aille en Paradis par la Perpendiculaire, par la Diagonale, ou par la Cycloïde, comme c'est mon affaire, & non celle de l'Inquisition que je mange du pain blanc ou du pain noir — parce que les grands chemins doivent être libres, pour qui paye les droits, & ne cherche à éclabousser personne; & parce que celui du Paradis, doit étre de la mème Jurisdiction que le Paradis lui même. Pour la Religion de l'Etat c'est sans doute l'affaire de l'Etat puisqu'elle s'y termine, & que ce qui est nécessaire pour en fortifier le lien ne doit pas dépendre du caprice de chacun. Mon Suisse aurait aussi mis en fait que le Credo de la Religion publique est aisé à former, car il ne doit contenir que les Articles de foi nécessaires pour servir de fondemens & de motifs aux vertus civiles, dans les cas où la loi Civile n'a pas assés de prise. Enfin il aurait, peut ètre, ajouté que l'Evangile n'a en vue que la Religion privée, & que J. CH. & ses Apôtres qui ne supposent, nulle part, des Puissances chrétiennes, laisset par là même, l'Etat en toute liberté de prendre dans l'Evangile tout ce qui est nécessaire à l'Etat, & d'abandonner le reste aux fidèles. De tout cela, il aurait conclue que la Règle de la Tolérance, est de renvoyer à la Religion privée, à la Religion du fidèle, tout ce qui est indifférent à la Religion publique, à la Religion du Citoyen. Mais quel ennuy, & quelle glace que toute cette ergotterie, en comparaison du moindre des XXV Chapitres! Ils disent tout sans le dire, car ils le font penser, ce qui veut je crois un peu mieux. De grâce, Monsieur, envoyés les moi avant qu'ils soient mis en lumière; car il faudra bien qu'ils en passent par là. Parve, nec invideo, sine me liber ibis in ignem— à moins que les flammes du Palais ne soient assés pures pour le respecter. Que je le tienne de vous, qu'il puisse faire, comme le Recueil de vos Oeuvres, que je dois déjà à votre amitié, le charme secret & continuel de ma solitude, & qu'il me soit encore permis d'écrire, L'Illustre Auteur m'a donné ce gage précieux de sa bienveillance. J'aurais une belle occasion de vous faire des voeux pour l'année qui vient, si nouvelle, mais faittes les vous méme, & je signerai. Je voudrais seulement que vous fussiés aussi bon chrétien que vous mérités de l'être. Croiés moi, Monsieur, il est un Christianisme qui mérite que vous en preniés connaissance. Ne vous fâchés pas, j'appelle, comme les autres, un bon chrétien, celui qui l'est à ma mode, & vrai christianisme, celui que je trouve, moi, dans le N. T. Vous en rempliriez ma Table puisque vous êtes humain & généreux. Le beau coup de fillet que je ferais là si vous vouliés un peu mordre à l'hameçon, avec trois ou quatre de vos amis, & le Vicaire savoyard! Vous voyés ce que c'est que de vivre à Bex. Il faut bien rêver à quelque chose. Vous avouerés pourtant que si mon Rêve est d'un fol, c'est d'un fol bon Xn, & qu'en vous offrant une Clef du Royaume des Cieux, je vous offre une plus belle étrenne que vous ne pouriés m'en faire vous méme, avec vos 100 mille livres de Rente.

Je ne sai comment finir par la formule ordinaire, Elle est si misérable pour dire ce que je sens pour vous! & je ne voudrais pas que vous m'allassiés reprocher que j'ai l'honneur d'être avec une fausseté infâme, moi qui suis avec tant de respect & de Vérité cent fois au delà,

Monsieur

Votre très humble, & très obéïssant serviteur

Allamand