1755-06-20, de François Louis Allamand à Voltaire [François Marie Arouet].

Monsieur,

Pascal disait qu'un bon chrétien doit être malade; si cela est me voilà, Monsieur, en état de grâce aussi bien que vous: J'en ai pour gage, une grosse fluxion qui m'a pris aux deux oreilles, aux dents & à la gorge, sans compter la fièvre qui ne croirait pas un homme malade dans les formes, si elle ne s'en mélait.
Et ce qui rend cela plus méritoire, c'est que je l'ai gagné à faire mon devoir, qui est de visitter aux mois d'avril & de May les divers Quartiers de ma Paroisse: J'en ai, comme vous savés, qui sont au dessus de la moyenne Région, & là, ce qui n'était que raffraichissement & pluye douce pour la Terre, s'est trouvé neige & froid bien serré pour moi. Un voyage à Lausanne au travers de la Zone torride, a, ensuitte, rendu le mal plus sérieux, et depuis trois semaines, je n'ay point paru en chaire: C'est tout dire pour un ministre, à qui il n'est guères moins essentiel de prêcher que de vivre. Aussi n'y a il plus moyen d'y tenir, & si je ne suis pas mort, aprés demain, je prêcherai sur le Repos du sabbath; ce sera le violer en le recommandant, mais les Prétres ont toujours eu ce privilège, & ils l'ont quelquefois étendu à tout le Decalogue.

En attendant, & pour renoncer, tout d'un coup, à tout Régime, je reviens dès aujourd'hui à la vie & à mes plaisirs, en vous écrivant: Comme c'est peut être, dans un accès de fièvre, je ne réponds point de ce qui en arrivera, n'y regardés pas, s'il vous plait, de si près. Il me semble pourtant, que je ne rêve point, & je me trouve méme l'Esprit plus libre avec vous, comme si la maladie avait raccourci l'intervalle que je vois entre vous & moi, quand je me porte bien. C'est à présent, comme si nous étions de la même espèce & de la mème académie: J'avoue que la chose serait plus claire, si observant par exemple les mémes Etoiles nous étions en correspondance là dessus, & que je regagnasse ainsi dans le Ciel, l'égalité qui me manque en Terre: mais les povres gens font comme ils peuvent, & faute de Télescope, j'ai de commun avec vous l'usage d'une seringue. La mienne est d'Etain, & la vôtre, peut être, d'argent, si les remèdes en opèrent mieux. O le bon tems que le siècle de fer! Sinon ne méprisés point, monsieur, cet âge d'or, où l'on n'avait que faire de seringues, j'allais ajouter, ni de médecins, si le mérite aimable de l'Illustre Mr. Tronchin ne s'était mis au devant. Pour mon Esculape, car j'en ai un aussi, il est au vôtre, en méme raison que moi à vous, & rien n'est plus juste; avec tout cela je n'en mourrai pas plus vite; & voilà de quoi je voudrais, enfin, avoir raison, comme en général de ce fait certain, c'est que la Médecine, ayant changé si souvent de système & de prattique, il ne parait pas qu'il en ait jamais été, ni plus ni moins, dans le monde. Autre chose à savoir. Un malade de votre calibre est il assujetti à la méme suitte de sentimens douloureux & inquiets dans le méme mal, qu'un Patient d'Etoffe ordinaire? Si cela est, cette parité ne laisse pas de nous rendre, en effet, quelque chose du niveau que la différence des Talents nous ôte. Sinon, il se trouvera que le Grandhomme & le sot demeurent tels sur la chaise percée, comme ailleurs, & ce seroit une nouvelle perte pour les Prédicateurs, à qui tous leurs lieux communs échappent ainsi l'un après l'autre; à la bonne heure, mais je ne suis pas au bout de mes questions. En cette qualité de Prédicateur j'affiche & j'annonce force remèdes pour l'âme. Monsr Tronchin en donne au Corps, & qu'il ait mieux réüssi pour lui même & pour ses malades, cela n'est pas douteux; mais je voudrais qu'on me dit, pourquoi dans ce siècle où le Corps et l'âme ne sont qu'un, il est aussi rare que dans le précédent, que ce qui est remède pour l'un, le soit aussi pour l'autre? Si la source des vices est dans le sang comme celle des maladies, & comme nous revenons à le dire après nous étre tant moqués des anciens, qui n'y entendaient pas d'autre finesse, d'où vient que ce qui agit sur cette source commune, n'affecte point les deux branches en méme tems, & que le lait d'ânesse, par exemple, adoucit bien le sang d'une femme, mais sans la rendre elle même plus égale & plus docile? A la première entrevue, il faudra, Monsieur, m'édifier là dessus, & sur bien d'autres choses, puisque ce n'est pas seulement à faire des vers que vous étes le Magnus Apollo du 18e siècle. Peut étre méme aurais je déjà actuellement dormi chés l'Oracle, sans mon indisposition, car si elle eût été plus traittable, j'étais fort tenté de pousser de Lausanne aux Delices. Les Politesses de votre dernière Lettre m'y autorisaient, & je m'en prévaudrai quelque jour, ou je ne pourrai tant: Mais c'est sans espérance de trouver Madame De Bentinck auprès de Vous; on m'a dit qu'elle préfère Naufchâtel à ce païs. Mon imagination, que vous raillés, ne laisserait pas d'être à son service là, comme ailleurs, mais il n'en manque pas dans cette petite ville, qui est, dit on, nôtre Gascogne. On m'a dit aussi que malgré Ouvriers, maladie & remèdes, Vous avés sur le métier quelque chose de fort obligeant pour la Suisse. Il est bien naturel qu'on l'attende avec impatience. La mienne est grande de voir comment vous vous y prendrés pour nous vanter, après avoir si bien réüssi à nous peindre. Ce n'est pas que les XIII Cantons ne soient très louables, & qu'un coeur comme le vôtre ne trouve à louer par tout, sans commettre son Esprit; mais si vos muses envisagent cette Nation sous la riante perspective qu'elles ont de St Jean, elles risquent de la flatter, autant qu'on lui fait de tort quand on ne la prend que par les Rochers d'Uri & par les Culottes de Swits. Il faut vous laisser faire; vous vous en tirerés toujours à votre gloire; si nous en sortons à la nôtre, quelle fête après 6000 ans d'humiliations! Cela mériterait que de la plus haute de nos montagnes, nous vous fissions une Colossale capable de durer aussi longtems que vos ouvrages. Pour mes sentimens il faudra bien qu'ils finissent quand je finirai moi mème; mais jusques là je serai avec la plus forte passion, & toute l'étendue que vous me ferés l'honneur de le souffrir

Monsieur

Votre très humble & très Obéïssant serviteur

Allamand