1755-02-17, de François Louis Allamand à Voltaire [François Marie Arouet].

Monsieur,

J'ai craint ce qui est arrivé, que ces messieurs de Geneve ne vous enlevassent.
Quand St Jean n'auroit pas été à vendre, il le seroit devenu par leurs soins. Je connois leurs empressemens en cas pareils. Nous sommes trop froids, nous autres, ou faute de chaleur, ou faute de la suffisance que Geneve se sent. Au fond, il est très vrai, Monsieur, que cette Ville est mieux étoffée que toutes les nôtres ensemble. Il y a plus d'argent & de tout ce qu'il attire, et quoique son Académie ne soit, comme celle de Lausanne, qu'une fabrique de ministres, il y a plus de culture en tout genre, & plus de choix à faire parmi les gens de lettres. Notre païs croit pourtant avoir cet avantage que la bonne compagnie y est meilleure parce que sa politesse vient de plus loin, mais je crains que ce ne soit pure prévention, & prévention à alléguer contre elle méme. Enfin, les Genevois ont bien fait; qui n'en eût fait autant à leur place! Je leur porte envie, car le moyen autrement? mais je ne me plains pas d'eux, ou j'étouffe des plaintes injustes. Et puis, qui sait si ce marché de Monriond ne se fera pas? Nous vous aurions de tems en tems, & c'est toujours plus que nous ne vallons. J'ai ici un ami, qui l'est de Mr Panchaud, & qui lui écrira demain, qu'il mette à cette terre un prix raisomable, afin que ceux de vos amis qui peuvent la connoitre n'ayent pas lieu de vous en dégoûter, que son nom à lui, figure avec le vôtre dans l'acte de vente, & qu'il survive à Monriond méme, dans les mémoires de votre vie. Tout négociant qu'il est, cela le touchera, ou je lui nottifie que je le ferai diffamer pour un mois dans le Journal Helvetique.

A propos, Monsieur, de ce Journal, c'est Geneve au moins, & Neuf-Chatel qui le nourrissent. Le Païs de Vaux n'i met rien que je sache; seulement les notes de la marge sont de l'Editeur qui le compile à Berne. J'ai lu dans une de ces nottes, que vous avés mal pris votre tems pour juger de la beauté de notre païs, mais qu'en attendant le Printems & l'automne, qui vous le montreront tel qu'il est, un Grand Poète, comme vous, saura bien couvrir les neiges & les glaces de fleurs. Cela me fit rire, mais il se trouve que la notte a eu raison, puisque vous avés vû les agrémens de St Jean, si longtems avant sa féte, qui en est la saison. Vous prendrés ceci pour une piccotterie, & il est vrai que le dépit me regagne, & que j'ai besoin des amitiés de votre lettre pour l'appaiser. Assurément, Monsieur, je me prévaudrai d'une invitation aussi gracieuse. Si la chose devient pratticable & au risque d'affoiblir extrêmement une prévention trop flatteuse, mais que j'aurai toujours eu la consolation d'avoir fait naitre. Combien de plaisirs moins doux, passent encore plus vite! Dès à présent le froid & l'éloignement ne m'auroient point empêché d'aller à votre porte, sans l'orage de fonctions Pastorales qui me fera jusqu'à Pâques une Prison de ma paroisse. J'en ai dix par semaine & point de vicaire. Le moyen avec cela de vous paroitre que ce que je suis, un pauvre curé de village; mais vous n'y trouverés rien à redire quand vous verrés de près que c'est tout ce que je puis étre, grâces à la nature & à la fortune qui n'ont pas su, ou qui n'ont pas voulu faire mieux pour moi, si ce n'est que la première a eu la précaution de régler mon ambition sur mes talens; celle d'être aimé de vous, qui les passe de bien loin, ne laisse pas de se glisser dans mon coeur; mais, ou le vôtre s'est bien flatté dans vos ouvrages, ou vous ne mépriserés point la simplicité d'un caractère, qui n'est pas bon par bêtise, car, il me semble, qu'avec plus d'Esprit il seroit encor meilleur.

Au reste, Monsieur, je dois avoir quelque petite avance auprès de vous, de qui mon frère a eu l'honneur d'être connu & aimé à Leide, où il est Professeur à la place de son maitre, feu Mr ’SGravesande. Il a fait quelques tentatives pour m'attirer dans ce Païs là, & pour me mettre dans l'Education du jeune Prince stadthouder: mais j'ai tâté des petites cours; elles ressemblent à nos lacs qui n'en sont pas plus orageux, pour n'être pas des mers. Je n'en veux plus. Dernièrement, il me sollicitoit à accepter la chaire de mr. Le Clerc, que les Arminiens m'auroient donnée; J'ai encor refusé, parce que, Hérétique pour Hérétique, j'aime autant le pain de Calvin que celui d'un autre, & que mes Païsans ne s'embarrassent pas, si leur liberté est d'indifférence ou de spontanéïté, pourvu que je les déclare prédestinés au salut, quand ils pratiquent les dix Commandemens. Il faut que mon frère me boude à cause de ces refus, car je n'en ai rien depuis deux mois. Afin qu'il ne me fasse plus de propositions, je vais lui envoyer une copie de votre lettre. Quitterois je ma Patrie, quand l'illustre Voltaire y arrive & ne dédaigne pas mon respect pour lui! C'est trop vous parler de moi; mais vos bontés m'annoblissent à mes propres yeux, & loué de vous, de quoi serois je rempli que de moi méme?

Je serois charmé, Monsieur, que le plaisir de votre nouvelle aquisition influât sur votre santé; car la santé des grands hommes peut étre tout aussi Enfant que celle des autres. La satisfaction de madame Denis en est déjà une pour vous; que j'aimerois notre Côte, notre lac, Geneve méme, si cela va en augmentant, & si une Dame de Paris, qui ne peut vous appartenir sans avoir droit de faire règle au goût, vient à ne point le regretter parmi nous! Vous pensés à Vevai; oh! Monsieur vous n'y achepterés point une maison; je serois trop heureux, moi qui ne suis qu'à six lieües de là.

Voilà une véritable Epistolaccia. Que faire! Pourquoi vous enverrois je du papier blanc? mais je vous prie à mains jointes, de recevoir mes excuses, & de ne m'en faire jamais. Si vous saviés ce que vaut une page d'Ecriture que vous avés dictée & signée, vous ne croiriés pas qu'on ait besoin d'en recevoir souvent pour avoir l'âme contente de l'une à l'autre. J'ay l'honneur d'être, plus que personne au monde

Monsieur

Votre très humble & très obéissant serviteur

Allamand