1755-08-19, de François Louis Allamand à Voltaire [François Marie Arouet].

Monsieur,

J'aurais, sans doute, reçu de vous même comme une très grande faveur, l'invocation à la liberté; mais il est vrai que je l'avais déjà de l'imprimeur, moins compatissant que vous, Monsieur, aux misères de l'Eglise.
Et quand vous traittiés cela de Rogaton, j'en savais les deux tiers sur le bout du doigt. Je n'aurais guères su sur quel autre bout les savoir, car c'est, à peu près, tout ce qu'un Rhumatisme encor plus impitoyable qu'un libraire laisse à ma disposition depuis deux mois.

O maison d'Aristippe, ô jardins d'Epicure
Que ne puis je dans vos Enclos,
Galopper le mal que j'endure
Et sans art forçant la nature
En occuper tous les Echos
A redire, en cinq fois cinq mots
Comme moi mis à la Torture
Du Dieu Poète & Médecin
C'est ici le vrai sanctuaire.
A l'aide d'un Apothicaire
Il y guérit mes maux sous le nom de T**.
Et les charme en chantant sous celui de V***.

Je pille visiblement votre impromtu d'Autueil; que faire? C'est la muse d'un Prétre suisse, aussi gueuse que sa cure. Pour la vôtre, Monsieur, elle est toujours comme elle même; unique en douceur, en force, & par ce caractère noble & brillant que nul autre n'associa jamais à tant de naturel & de facilité. C'est vous brûler l'encens sous le né, mais Pardonnés à l'éloge en faveur du génie; j'y mets tout celui que Dieu m'a donné, quand je loue vrai. Aussi pourquoi êtes vous le seul qui sachiés dire

Le mérite de l'art soumis à la nature.

On dit qu'au lieu de se divertir du joli Episode d'Amédée VIII, on s'en est offensé, sur le Théâtre de neige. Quelle humeur allobroge! Serait ce qu'on y médite la canonisation de l'anti-sainteté? J'aimerais voir balancer dans le Procès Verbal, les miracles faits, dit on, à son tombeau, avec le Proverbe Faire Ripaille, & l'origine que Monstrelet lui donne avant vous. J'aurais d'ailleurs un mot à dire pour tous deux. Il y a une Estampe d'Amedée ou sa Barbe fait, au moins, la moitié de l'ouvrage, & c'est un fait que le concile de Bâle en exigea le sacrifice, car il n'y avait alors que les Verds galans qui portassent de longues barbes, témoin l'arrêt du Parlement de Paris qui défend cette coquetterie aux Présidens. Si donc Amedée ne faisait pas Ripaille, aurait il nourri la sienne? Quel scandale ne serait ce pas aujourd'hui qu'une Jeunesse bien bouclée, & bien poudrée sur la tête d'un chartreux?

On dit aussi que vos hôtes n'aiment pas que vous invitiés chés eux le chapeau de Tell, qu'ils laissent volontiers à l'autre rive du lac

Où, si vous en croiés leur critique indiscrette,
Pour que la liberté fût réelle & complette,
Il faudrait qu'au rebours des fables de Simler,
Tell sur la Perche de Grisler
N'arborât jamais sa Barette.

Vous n'étes pas obligé de savoir que la Barette est le mortier suisse. Mais quand les Barques de Geneve seroient mieux lestées elles n'en iraient que plus droit; le poids de la souveraineté fait cela, au Païs de Vaux, & sans en étre guères moins douce, nôtre situation en est bien plus solide. Après tout

Sans doute, en aucun sens, je ne veux être Esclave
Liberté, cher objet de mes voeux Immortels
Je t'encense sur treize autels,
Aux Alpes mieux fondés, qu'aux marais du Batave
Les sept sur pilotis chancelans de frayeur
Mais si j'implore ta douceur
C'est sur tout pour l'humble Chaumière
Où je dois avec la lumière
Ta mère, ta fille & ta sœur,
Attendre mon heure dernière,
Courbé sur mon Pupitre, & mouillant de mes pleurs
Horace, Antonin & Voltaire.
Ah! si pour expier ses trop longues rigueurs
Le sort qui forgea mes malheurs
En te consacrant mes pensées
Affranchissait aussi mes lèvres oppressées
Par la faim, la soif & la peur!
S'il voulait à ma plume au moins donner tes ailes,
Et de ta généreuse ardeur,
Remplir quelques amis fidèles,
Comme il en a rempli mon cœur!
Mais que le Peuple voye ailleurs,
Ou chés lui, la Grandeur supréme!
Qu'importe! & quel besoin a-il de tes faveurs
Quand son joug, quel qu'il soit, il le prend pour toi méme.

Il est clair, Monsieur que j'extravague; moi faire des vers & vous les envoyer! Vous m'écriviés dernièrement, suos quisque patitur manes, cela signifie-il que chacun a sa manie? Je vous jure que la mienne n'est point de rimer; mais il y a longtems que je ne lis rien & cette Invocation m'est montée à la Tête, à telles enseignes, qu'en la ruminant au pied d'un Roc, où je me traine quelquefois pour rêver, je viens d'écrire dessus

Je cherche le repos & non pas d'être heureux
Le bonheur n'est plus sur la Terre.
Je le sai, j'y renonce, & le seul que j'espère
C'est d'apprendre à bannir son Espoir de mes voeux.
Mais trouverai je en cet azyle,
Nymphes qui m'en offrés la retraitte tranquille,
Ce Repos dont par tout ailleurs
J'éprouvai jusqu'ici la recherche inutile?
Il n'est point à la Cour, il n'est point à la Ville,
Et le Monde & l'Eglise ignorent ses douceurs;
Sans doute, & qui pourroit dans ses folles erreurs,
Aller chercher le calme au milieu de l'orage!
Mais ce réduit sombre & sauvage
Est il bien du Repos, l'unique possesseur?
L'est-il bien en effet? ou d'un Repos trompeur
N'offre-il qu'une vaine image?
Car si pour l'obtenir dans ce lieu plein d'horreur
Il y faut encore être sage
S'il faut pour l'y trouver l'apporter dans son cœur,
Hélas de ce triste hermitage
Quel sera pour moi l'avantage?
Et l'Eglise & le Monde & la Ville & la Cour
M'en offroient bien autant que son affreux séjour!

Vous soyés, Monsieur, que vos pensées se ressassent dans les miennes, & que si elles avoient du son, il y resterait tout. Que ceci, pourtant, ne vous fasse pas peur pour Monriond; si j'ai le bonheur d'y passer quelques jours avec vous, ce sera pour y apprendre le grand art d'être heureux, de penser & de vivre, & non pour travestir votre poésie. Mais ne vous attendés à rien qui approche de Mr Bertrand. C'est un homme d'esprit & de savoir, & d'ailleurs plus sage & plus heureux que je n'ais su l'étre. C'en est un trait que d'avoir couché sous votre toit, & vû jouer Alzire sous vos yeux. Vous voudriés que je fusse aumônier de votre Héroïne! Est ce parce qu'elle dit, Ta main du haut des Cieux, Perce à peine un nuage épaissi sur mes yeux— & qu'on vous a médit de ma foi? Quoi qu'il en soit, tout heureux qu'est Mr Bertrand, je ne domerai pas mon Rhumatisme pour sa femme & ses enfans, car c'est lui qui en a & non pas moi. J'eus un enfant il y a 15 ans; il mourut il y en a 14. Et depuis, come le Marechal Gassion, je n'ai point fait assés de cas de la vie pour la donner à personne. Je vous dis cela parce que vous me supposés toujours en plein ménage, & pour achever de remplir mon papier. Voilà qui est fait; & j'ai l'honneur d'être avec ma passion ordinaire

Monsieur

Votre très humble & très obéïssant serviteur

A.