1759-03-23, de François Louis Allamand à Voltaire [François Marie Arouet].

Monsieur

Je reçus hier, presque en méme tems, votre lettre, Monsieur, de la poste, & du Messager de Vevay le Balot qu'elle m'annonçait, & que sur votre façon de l'annoncer j'aurais fort bien pu prendre pour un paquet de quelques paperasses de nos Camisards. Mais je savais, depuis quinze jours, qu'il était en route, un Expéditeur me l'avait écrit de Lausanne, & qu'il venait de vous; ainsi je l'attendais avec trop d'impatience pour ne pas l'ouvrir sur le champ, & tout en grondant le messager qui l'a retardé d'une semaine, sous prétexte de maladie, mais dans la vérité parce que tous les contretems sont faits pour moi. Enfin, il est arrivé, & ce ne sont point de nos sottises que j'y trouve, c'est vos oeuvres, c'est votre Taille-douce, c'est vous, Monsieur, qui me faittes ce présent.

Si je n'en connais pas tout le prix, que voulés vous que j'y fasse, c'est faute de connaissance. Pour du sentiment, c'est une autre affaire, quand je vous lis tout en fourmille chés moi, j'en ai de toutes les espèces, & en tout degré. Vous en rirés, si vous voulés, & vous me renverrés à l'Abderitanœ pectora plebis habes, mais de l'Amour propre! on n'en a pas moins qu'un autre pour étre Prêtre & Suisse, & n'en déplaise à vos mépris, le mien ne sait rien qui pût la flatter comme il vient de l'étre. C'est donc par là, s'il vous plait, Monsieur, que vous jugerés de ma Reconnaissance. Pourvû que vous en ayés bonne opinion, je vous abandonne tout le reste.

Il faudrait maintenant, & tout de suitte, vous relire & vous dévorer d'un bout à l'autre; mais, voilà Pâques, & dans cette saison j'ay des occupations Paroissiales par dessus la téte. Bon gré malgré que j'en aye, avant qu'elles me permettent de m'enfermer, ou de me promener avec vous, on n'aura que trop le tems de vous coller, de vous vernir sur tranches, de vous dorer sur toutes les coutures &c. Mon relieur y travaillera, pourtant, sans perdre un moment, il n'est qu'à demi lieue d'ici, & je vous ai mené chés lui ce matin, car, pour hier, il fallut bien l'employer à vous faire mes premières caresses, à fueilletter tous vos cahiers, à les brouiller, & à les remettre en ordre, après avoir renouvellé connaissance dans chacun. Oh, Monsieur, de quel Trésor vous avés enrichi mon cabinet, & combien de momens délicieux vous m'avés envoyés! Je ne résisterais pas à la tentation de vous en conter à ma mode là dessus, & tant que le papier me durerait, mais tout le mal que vous dites de mon métier, n'empêche pas qu'un de ses devoirs ne vous sauve pour le coup.

J'ay ici une maison de distinction, pleine de fort aimables gens des deux sexes, dont le fils cadet va faire la guerre au Roi de Prusse. Il faut aller pleurer son départ avec la Mère, & avec les soeurs. Autrefois j'aurais cherché à consoler quelcune de celles ci, mais c'est encore pis d'avoir cinquante ans que d'être Ministre.

Il me vient dans l'esprit de vous demander, Monsieur, une faveur pour cette maison là. Le Jeune Héros est fort neuf dans ce métier, & peut être ne trouvera il personne de connaissance dans l'armée de Soubize, où est son Drapeau, Regiment de Planta, Compagnie Grenu. N'auriés vous point de Relation particulière dans ce quartier là, où vous avés fait, après l'affaire de Rosbach, un trait si rare & si digne de vous? Et n'oserais je point vous demander un petit mot en faveur de Monsieur De Roverea, come d'un Gentilhomme d'une très ancienne famille? C'est l'une des cinq à qui méme la chancellerie de Berne, reconnait cette qualité dans le Païs de Vaud. D'ailleurs le garçon est joli & d'un bon caractère, & je suis sûr que vous seriés charmé d'obliger ses Parens. Je ne leur dis pourtant point la liberté que je me donne ici, & qu'assurément ils ne prendraient point; mais nous autres Prêtres nous demandons tant de choses à Dieu pour toute sorte de gens, cela nous rend un peu effrontés, & vous n'êtes pas homme à trouver mauvais qu'on le soit pour ses amis.

Vous voyés, Monsieur, si j'oublie ma profession avec vous. Mais aussi le moyen de l'oublier? Ne faut il pas avoir l'esprit de son état, comme de son âge? J'accorde à Rabelais qu'avec son Taliter qualiter, son sinere vadere, & le reste, on peut être ce qu'on veut en soutane, comme en habit court, & à vous, Monsieur, que St François de Sales ne pouvait pas être un si grand saint sans être un peu fripon, car je crois que c'est vous qui avés dit cela, mais il faut de tout dans le monde, & les Prétres sont comme les Rois qui ne font pas le centième du Bien qu'ils peuvent, mais qui en font toujours plus que de mal; témoin votre château de Fernex que vous n'auriés pas le courage de bâtir, s'il n'y avait personne pour édifier en l'air celui qui fait la sûreté de tous les châteaux de la Terre, & qui durera plus qu'eux. Nous vivons de cela: mais ne devons nous pas vivre aussi bien que vos mâçons, & n'avons nous pas plus d'espoir qu'eux qui ne savent rien faire sans chaux & sable? Je sai quelcun qui en dirait de bonnes avec vous sur ce chapitre, s'il trouvait quinze jours pour vous faire voir qu'il est le premier prêtre du monde pour rire au coin du feu, aussi bien que dans une lettre. Mais ne faittes pas à notre païs l'injustice de croire qu'il y soit le seul de sa robe à sentir combien vous honnorés votre siècle, & quel tribut mérite le précieux monument que vous laisserés à la postérité des progrès actuels de l'esprit humain. J'aurais juré de finir, il y a deux pages, & me voilà au bout de la quatrième. Quelle honte! J'ai l'honneur d'étre très parfaitement,

Monsieur,

Votre très humble & très obéïssant serviteur
Allamand