1755-09-15, de François Louis Allamand à Voltaire [François Marie Arouet].

Monsieur,

J'ai reçu, j'ai lû, je suis charmé. Rien ne pouvoit m'arriver plus à propos après deux des plus rudes semaines de mon année Ecclésiastique, celles de nos fêtes de Septembre & du Jeûne qui les suit: Cela vaut à mon auditoire treize discours publics en quinze jours, non à la vérité comme les Discours de l'académie, mais enfin bons & compétens. J'étois in longibus & en manche pour aller prononcer le douzième, quand j'ai reçu ce paquet, & la joye d'y trouver l'Orphelin Chinois auroit tout déconcerté, si un sermon sonné étoit une affaire déconcertable. Instruit que cette Pièce renouvelle à Paris tout l'éclat de Mérope, dont j'ai été témoin, j'étais impatient de la voir, mais sans espérance qu'elle fût imprimée si tôt. Quel plaisir, Monsieur, de la recevoir de vous méme, & que je suis touché d'une attention si obligeante! Je vous en fais mes très humbles remercimens, sans réfléchir sur le franco, car le Présent me console de l'aumône, & par cette raison

Des affronts attachés à mon humble fortune
C'est celui dont l'idée m'est le moins importune.

Mon treizième discours & mes audiences Pastoralles du dimanche expédiées, je lus & dévorai tout dans un moment. Aussi vous trouvais je tout entier par tout, je dis, monsieur, vous & tout entier, depuis Oedipe jusqu'à Rome sauvée; méme noblesse, méme vérité, méme Naturel, & même feu; ce sont vos quatre élémens, & j'ai toujours compris qu'ils sont & assortis entre eux, & mêlés chés vous, de manière à ne s'y jamais manquer l'un à l'autre, & à ne vous manquer tous ensemble que quand on ne pourra plus s'en passer dans l'autre monde. Mais il faut que Monsieur Tronchin tienne bon pour celui ci, & qu'au lieu de nous reprocher vos 40 ans de travaux, vous nous en prépariés encore vint ou vint cinq dans le même goût, après quoi nous partirons, quand il vous plaira, vous en selle & moi en croupe. En attendant, que vous importent les envieux & les sots? Ce siècle serait trop vain, si à la prétention d'être le vôtre, il joignait celle de vous rendre justice complette. N'en déplaise à son encyclopédie alphabétique, il n'en est point capable, & ce n'est pas lui qui est votre siècle, ce sera le prochain. Celui ci juge encore sur le compte du précédent; je conviens que c'est beaucoup, mais le suivant recevra vôtre lumière sans en être éblouï, & vous estimera par elle. Ne voilà t'il pas, Monsieur, de beaux galimathias! Songés à mes treize sermons & moqués vous de moi si vous en avés le courage; mais de grâce point de misantropie; je vous déclare que la mienne n'est qu'en vers, & que je suis bien résolu de mourir comme je suis né, fol de cette race de canailles, & prêt, toute charité à part, de pardonner tout à quiconque est homme. J'en ai un ici qui fait, à peu prés, toute ma compagnie, & dont le caractère singulier vous amuserait. Passionné pour vous, comme moi, c'est tout ce qu'il a de commun avec le reste du genre humain. Il ne flatte personne, mais il ne fait grâce sur rien à ceux qu'il aime, & comme je suis de ce nombre je ne lâche pas un mot en sa présence qu'il ne faille défendre contre lui à fer émoulu. Brut sans grossièreté il vit & parle comme un laboureur, sans avoir rien de païsan, & ne manque, au reste, ni de sens, ni de savoir. Je lui ai lû l'Orphelin, l'Epitre à Monsieur de Richelieu, & la lettre à Mons. Rousseau. Il vous admire à sa mode, c'est à dire, sans exclamation & sans interjection. Il fait plus, il critique & il disserte, & je voudrais oser vous envoyer les pensées d'un solitaire, qui n'entend rien à l'art, mais qui s'en fait un de ramener tout à la nature. Mais vous avés autre chose à faire qu'à l'entendre, & moi méme, je vais avoir bien d'autres occupations dans ces beaux jours, où mon Rhumatisme me fait un peu de quartier, c'est la récolte de mes reguains, l'espoir de deux vaches, qui sont une partie très précieuse de mon Troupeau. Vous ririés de mon oeconomic à me voir enfoncé dans un tas de foin, & m'y enyvrer d'autan de lectures de l'Orphelin qu'il aura de représentations en France. Le moyen de lire sans yvresse, & de ne lire que cent fois.

Trop heureux le mortel ignoré de son maître.
Le coupable la craint, le malheureux l'appelle.
Le sage qui l'attend, la reçoit sans regret.
J'envoyai la Terreur, & j'apporte la Paix.
Je crus trouver ici le repos de mon cœur,
Il n'est point dans l'éclat dont le sort m'environne,
La gloire le promet, l'amour, dit on, le donne.
Puisqu'il est tout Puissant il sera généreux.
Le crime est d'obéïr à des ordres injustes&c.
Tu fus notre vainqueur, mais tu n'es pas mon Roi.
Il faut que la rigueur,
Trop nécessaire appui du trône d'un vainqueur,
Frappe sans intervalle un coup sûr & rapide&c.
Mais lorsque goutte à goutte on fait couler le sang&c.
Je fus un Conquérant, vous m'avés fait un Roi&c.,
Ainsi la liberté, le repos & la paix
Le But de mes travaux, me fuira pour jamais.

Eh! non, monsieur, il ne vous fuit pas, mais c'est l'ombre qui suit le corps; c'est à dire, car il faut tout vous expliquer, c'est à dire que pour être en repos, en liberté, & en paix, il ne faut pas être grand homme dans toutes les dimensions. Je n'i suis pas bien, moi qui n'ay d'autre relief que de savoir être avec enthousiasme,

Monsieur,

Votre très humble & très obéïssant serviteur
Allamand