6 mars 1764
…Je vous ferai part de l'arrivée de Chaumont que je conduisis, il y a deux ou trois jours, chez m. de Voltaire, qui est à deux ou trois lieues de Genève, à sa terre de Ferney.
Je fus très bien accueilli par ce seigneur; je lui portai quelques nouvelles de madame Calas, et nous parlâmes longtemps de cette affaire, de la justice et de la nécessité de la tolérance, des ouvrages de littérature, et je lui parlai comme il convenait des siens. Enfin je lui dis que j'avais amené un petit homme qui venait se jeter à ses pieds pour le remercier de ce que par son intercession, il venait d'être délivré des galères; que c'était Chaumont que j'avais laissé à son antichambre, et que je le priais de me permettre de le faire entrer. Au nom de Chaumont, m. de Voltaire me témoigna un transport de joie et sonna tout de suite, pour qu'on le fît entrer. Jamais scène ne me parut plus bouffonne et plus réjouissante. — Quoi! lui dit il, mon pauvre petit bonhomme, on vous avait mis aux galères! Que voulait on faire de vous? Quelle conscience de mettre à la chaîne et d'envoyer ramer un homme qui n'avait commis d'autre crime que de prier Dieu en mauvais français! Il se tourna plusieurs fois vers moi en détestant la persécution. Il fit venir dans sa chambre quelques personnes, qu'il avait chez lui, pour qu'on participât à la joie qu'il avait de voir le pauvre petit Chaumont qui, quoique proprement mis selon son état, était tout stupéfait de se voir si bien fêté; il n'y eut pas jusqu'à un ex-jésuite qui ne vînt faire son compliment de félicitation; cela rendait tout confus le galérien délivré; il me parut encore plus petit; c'était à mes yeux un vrai Lilliputien, tout au plus le diminutif d'un Lapon. Déconcerté comme il était, je faisais pour lui la fonction d'interprète de ses sentiments. Du moins, j'étais assuré de ne pas mentir en assurant son bienfaiteur de sa vive reconnaissance, et je tâchai d'y placer quelques éloges et la sensibilité de tant de personnes pour le bien qu'il avait fait à celui-ci, à madame Calas et à d'autres. M. de Voltaire me répondit: vous mettez trop de prix à ce que j'ai fait pour ce bon homme. Une seule lettre que j'ai écrite à m. de Choiseul a opéré cet élargissement; mais aussi c'est le seul galérien pour lequel j'ai écrit et pour lequel j'oserai écrire. — Ah! monsieur, lui dis je alors, vous prenez tant de plaisir à soulager les misérables et à faire des heureux! Vous êtes un vrai ami des hommes; vos écrits ne respirent que des sentiments d'humanité, et vos actions les réalisent. Vous ne bornerez pas à celui-ci vos bons offices. D'autres en sentiront les effets. Voilà un esquisse d'une longue conversation que j'ai eue avec cet homme célèbre, qui me combla de politesse, témoigna beaucoup de joie à Chaumont, à qui, pour couronner la fête, il fit présent de quelques piastres. J'ai cru, mon cher ami, vous faire plaisir de vous donner cette petite relation, que je crois pourtant devoir vous prier de ne communiquer qu'à des personnes bien discrètes. Il faut prendre garde de ne pas trop publier certains détails, qui pourraient peut-être choquer une personne qu'il faut extrêmement ménager. M. de Voltaire ne m'a pas avoué d'être l'auteur du livre sur la tolérance….