Boulogne 22 Novembre 1758
Je n'ai pas le bonheur d'être connu de vous, Monsieur, et j'ose vous écrire: le tître, dont je me vante, d'Admirateur du grand Voltaire m'enhardit à me présenter à qui que ce soit.
Je suis un Amateur passionné du Théâtre, mais non pas de ce Théâtre, où le charme de la musique fait tant souffrir au bon sens, où l'homme ne s'occupe que de la veuë et de l'ouie, et où l'oisiveté, la coquetterie, et la lubricité rassemblent tant de monde. Spectateur attentif j'aime à m'attendrir à la lugubre Tragédie, où à m'égaïer à la modeste et brillante Comédie. Bien souvent aussi Acteur dans l'une ou dans l'autre je passe mon tems à la campagne ou à la ville avec des amis de même goût. Voilà, Monsieur, les seuls plaisirs, qui m'amusent, et qui joints à quelque étude des langues étrangères, et au manège de quelques affaires de ma Patrie, et de ma famille, me font traîner une vie tranquille et agréable.
Il y a quelques années, que parût votre divine Sémiramis, dont la Renommée parle assez haut pour que je n'ose y mêler mes humbles accents. Un de nos meilleurs Poëtes Boulonois, qui s'appelle l'Abbé Dominique Fabri, fut emploié par l'ordre d'un Cavalier de mes amis à en faire la traduction en Vers libres italiens. Il la fit excellemment, et le Cavalier, son Epouse, et moi voulions en donner la représentation, lorsque des obstacles imprévûs nous en empêchèrent. Dès lors le désir de la représenter ne m'a point abandonné, mais la magnificence de vos idées m'épouvantoit trop, ne sachant comment y répondre dignement. Enfin j'ai cédé à cette noble tentation, et l'année prochaine, au mois de Juillet, à ma maison de campagne, fort près de la ville, je porterai Sémiramis sur la scène, j'y jouerai le rôle d'Arsace, et avec une troupe de personnages choisis selon mes foibles connoissances, j'espère de donner à Boulogne un très-sensible plaisir.
Il est inutile que je dédie à vous cet agréable amusement, car il est déjà plus vôtre que mien: mais plutôt je prens cet occasion pour vous dédier mon estime et mon amitié, que vos ouvrages ont gagné, et que je serois heureux si l'Auteur ne méprisât pas. Après cela j'ose vous importuner avec quelques questions, qui regardent la Pièce même, et sur les quelles je souhaite de m'éclaircir.
Un habillement à l'Orientale siéroit à la Pièce; mais comme la dépense, qui est toute sur mes bras, seroit trop incomode l'habillement à la françoise (avec le Grand Prêtre pourtant habillé à l'Orientale) pourroit il la défigurer? Je jouai il y a trois ans votre Alzire. Nous étions tous habillés à la françoise, et elle réussit admirablement bien. L'Andromaque et l'Iphigénie je les ai représentées habillées à la françoise, et si l'on souffre Oreste et Achille en habit françois, pourquoi non pas Arsace? C'est un abus, il est vrai, mais qui pourtant est devenu presque universel. Il n'y a peut-être point de Tragédie, à la quelle l'habit françois puisse convenir, mais il semble que pourvû qu'il ne soit pas question de Peuples vivants et dont l'habillement soit sûr et connu, il soit permis de prendre une telle liberté.
Je viens au tonnerre et aux éclairs, que vous placés si à propos, que la nouvauté et l'horreur forment une agréable surprise. Quelle est votre intention sur la façon de les exprimer?
Pour ce qui est des gémissements, vous dites qu'Arsace les entend ou que l'on suppose qu'il les entende. Qu'est-ce qui vous plairoit davantage? Comment les feriez vous entendre?
Oroês tire une épée de la cassette, et la donne à Arsace. Arsace doit-il ôter la sienne, comme je m'imagine, et y mettre l'autre à sa place? Enfin ce qui est le plus essentiel, dites moi, Monsieur, distinctement, comment vous penseriés d'exposer l'Ombre de Ninus pour inspirer aux spectateurs cette terreur et répandre cet épouvante, que l'on ressent infailliblement en la lisant. C'est une Partie de la Pièce très-intéressante, mais aussi très-dangereuse, et il n'y a que la vive imagination de qui l'a inventée qui puisse suggérer les moyens de la faire agir à coup sûr.
Et pour revenir à l'habillement je crois, que prénant l'habit françois, vous permettrés, qu'au lieu du bandeau roïal, que l'on met au front d'Arsace, on lui attache sur l'habit une espèce de dévise en forme d'Ordre roïal.
J'attens avec impatience une réponse, qui doit servir à me faire éviter les fautes, que je commetterois, si je voulusse agir de mon chef. Elle doit me garantir contre les Critiques indiscrets. Elle doit me faire espérer ou désespérer d'obtenir l'honneur de votre amitié. Si je fais une conquête si chère, votre Sémiramis aura fait plus de bien à moi, qu'à vous: elle a ajouté à votre nom un lustre, dont il n'avoit pas besoin, mais elle m'auroit donné un ami ambitionné des Grands mêmes: et si je vante à présent le tître de votre Admirateur, je vanterois alors d'être aussi tel, que je serai à jamais
Monsieur
votre très-obéïssant serviteur et ami
le sénateur François Albergati Capacelli