1748-10-17, de Voltaire [François Marie Arouet] à Charles Augustin Feriol, comte d'Argental.

Quand mes anges parlent, l'auteur de Semiramis doit se taire.
J'ay reçu mon cher et divin amy votre lettre du 14 et la réprobation de mes nouvaux vers trop précipitez. C'étoit plutôt un hommage à vos critiques, qu'un travail arrêté. Regardez ces essais de docilité comme des matériaux dont on poura se servir. Ça, vous aimez les vers, parlons en et raisonnons.

Je n'aime point qu'Arsace au premier acte dise

Que le plus tendre amour et le plus noble orgueuil
Me préparent peutêtre un redoutable éccueil !
Ne fier ambitieux sensible téméraire etc.
J'attendois des conseils de Phradate mon père
etc.

Il me paroit que ces vers sont faibles, qu'il seroit bien mieux de faire sentir son amour et son orgueuil que de dire je suis fier et amoureux, qu'il y a bien plus de naturel et d'art à s'annoncer par des sentiments que de se définir soymême, et que sur ce principe ces vers cy sont incomparablement meilleurs.

Privé du seul mortel dont les yeux éclairez,
Auroient conduit mes pas à la cour égarez,
Pleurant entre vos bras la perte de mon père,
En proye aux passions d'un âge téméraire,
A mes vœux orgueilleux sans guide abandonné,
De quels éceuils nouvaux je marche environné!

Il me paroit qu'au second acte Semiramis abaissée devant les dieux et toujours grande avec les hommes, remplira mieux son caractère en disant à Assur,

J'ay gouverné l'Asie, et peutêtre avec gloire;
Peutêtre Babylone honorant ma mémoire
Mettra Sémiramis à côté des grands rois.
Vos mains de mon empire ont soutenu le poids.
Toujours victorieuse, absolue, adorée,
De l'encens des humains je vivois enivrée,
Tranquille j'oubliay sans crainte et sans ennuis
Quel degré m'éleva dans le rang où je suis,
Des dieux dans mon bonheur j'oubliay la justice.
Elle parle, je cède, etc.

Il me semble que voylà une illustre dévote.

Vous voulez qu'Assur dans le même acte sente un peu plus les nazardes qu'on luy donne. Ne séera t'il pas suivant cette vue qu'il dise à Arzace à la fin de sa scène avec luy,

Tu mourras téméraire et tu cours à ta perte?

Sera t'il mal qu'ensuitte déployant sa politique avec Azema il s'exprime ainsi?

Madame son audace est trop longtems soufferte,
La reine en d'autres temps auroit puni soudain
Un sujet insolent qui vous offre sa main.
Mais les temps sont changés. Bientôt l'Asie entière
Ouvrira sous vos pas une vaste carrière,
Et les communs objects doivent peu nous frapper
Près du grand intérest qui va nous occuper.
Sémiramis n'est plus que l'ombre d'elle même,
Le ciel semble abaisser cette grandeur suprème
Et cet astre brillant si long temps respecté
Penche vers son déclin sans force et sans clarté.
On le voit, on murmure, et déjà Babylone
Demande à haute voix un héritier du trône.
Ce mot en dit assez etc.

Ne remplirai-je pas vos idées au commencement du 5èmeacte de cette façon?

OTANE

Le peuple est consterné mais il vous est soumis,
Les partis sont tombez devant Sémiramis,
Son nom seul à la terre est un frein respectable,
Son trône est affermi.

SEMIRAMIS

Trône horrible et coupable!
Quels déserts cacheront ma honte et mon effroy?
L'univers m'épouvante. Il a les yeux sur moi.
Qu'ai-je fait, et qui sui-je? une femme odieuse,
Epouse, parricide et mère incestueuse!

Ou je me trompe ou cela est plus passionné, plus touchant, plus tragique mille fois qu'il n'étoit, et ce qui est un grand point, plus favorable à la déclamation.

Mille changements faits ainsi avec le temps ne pouront ils pas donner un nouvau prix à votre protégée, ranimer le public et satisfaire la caballe qui se tirera d'affaire en disant qu'on a déféré à ses critiques?

Je conviens messieurs du conseil que le temps presse pour Fontaineblau si ont doit jouer Semiramis le 24, mais aussi supposé qu'on pût retarder la pièce ne seroit il pas convenable de la donner plus perfectionnée, et d'engager les acteurs à se charger des changements que vous aurez approuvez? Décidez, vous êtes mes maîtres absolus. Madame du Chastelet vous fait mille tendres compliments, et moy j'attends des moyeux. Cela est bien autrement intéressant que Sémiramis. Or dites moy respectable amy si vous êtes content de mon procédé avec M. l'abbé de Bernis. N'a t'il pas écrit à madede Pompadour, un bau plaidoyé contre les parodies? Daignez vous faire usage des mémoires dont je vous ay assassiné? Pardonnez moy mes vers, mes mémoires, mes fattigantes importunitez. Adieu tous les chers anges gardiens.

V.

Vous voyez combien cette cour cy est ambulante. Adressez moy toujours vos ordres à la cour de Lorraine.