1752-03-10, de Voltaire [François Marie Arouet] à Pierre Robert Le Cornier de Cideville.

Mon cher et ancien amy, ce n'est pas l'ivresse passagère du public, ce n'est pas un trépignement de pieds dans le parterre qui doit faire plaisir à un homme qui connait son monde et qui a vécu.
C'est votre aprobation, c'est votre sensibilité, c'est votre amitié qui fait mon vrai succez et mon vray bonheur. Je laisse le public faire sa petite amende honorable en attendant qu'il me lapide à la première occasion, et je jouis dans le fonds de mon cœur de la consolation d'avoir un ami tel que vous. Savez vous bien ce qui me remplit de la satisfaction la plus touchante et la plus pure? Ce n'est ny Cesar ny Ciceron, c'est madame Denis, c'est elle qui est une romaine. Quelle intrépidité et quelle patience, quelle chaleur et quelle raison elle a mis dans touttes les affaires dont sa respectable amitié s'est chargée! Ses bonnes qualitez doivent luy faire dans Paris une réputation plus grande et plus durable que celle de Rome sauvée. On se lassera bien vite d'une diable de tragédie sans amour, d'un consul en on, de conjurez en us, d'un sujet dans le quel le tendre Crebillon m'avait enlevé la fleur de la nouvauté. On peut aplaudir pendant quelques représentations à quelques ressources de l'art, à la peine que j'ay eue de subjuguer un terrain ingrat, mais à la fin il ne restera que L'aridité du sol. Comptez qu'à Paris, point d'amour, point de premières loges et fort peu de parterre. Le sujet de Catilina me paraît fait pour être traitté devant le sénat de Venise, le parlement d'Angleterre, et messieurs de l'Université. Comptez qu'on verra bientôt disparaître à la comédie de Paris les talons rouges et les pompons. Si le procureur général et la grand'chambre ne viennent en premières loges, Ciceron aura beau crier: O tempora! o mores! on demandera Ines de Castro et Turcaret.

Mais c'est baucoup d'avoir plu aux connaisseurs, aux gens sensez, et même aux cicéroniens. L'abbé d'Olivet me doit au moins un compliment en latin, et je n'en quitte pas mr le recteur des quatre facultez. Mon cher et ancien ami il me serait bien plus doux de venir vous embrasser en français, de souper avec made Denis et avec vous dans ma maison, ou du moins de vous voir souper. Je demanderai assurément permission à l'enchanteur auprès duquel je suis, de venir faire un petit tour dans ma patrie. Ma santé en a grand besoin; mon cœur davantage. Je prendray le temps, qu'il va voir ses armées et ses provinces, et pendant qu'il courra nuit et jour pour rendre heureux des allemands, je viendray l'être auprès de vous. Buvez à ma santé, conservez moy votre amitié, et soyez sûr que tous les rois de la terre, et tous les châtaux enchantez ne me feraient pas oublier un amy tel que vous.

V.

Votre lettre est charmante, mais je vous trouve bien modeste de datter votre amitié de trente ans. Mon cher Cideville il y en a plus de quarante.