1743-07-04, de Voltaire [François Marie Arouet] à Marie Françoise Dumesnil.

La divinité qui a eu les hommages de Paris, sous le nom de Mérope, m'est toujours présente à cent lieues de Paris, comme sur les autels où elle s'est fait adorer.
Je ne peux, mademoiselle, résister plus longtemps aux sentiments qui m'ordonnent de vous écrire. Je regrette beaucoup plus le plaisir de vous entendre que celui de voir jouer Jules César. Une pièce que vous ne pouvez embellir devient dès lors pour moi d'un prix bien médiocre; mais l'intérêt véritable que je prends à tout ce qui regarde vos camarades, et j'ose dire encore l'intérêt des beaux arts me font voir avec beaucoup de douleur la persécution injuste que cette tragédie essuie.

J'entends dire que m. de Crébillon fait des difficultés que personne ne devait attendre de lui.

Il prétend que Brutus ne doit point assassiner César et assurément il a raison, on ne doit assassiner personne: mais il a fait autrefois boire sur le théâtre le sang d'un fils à son propre père; il a fait paraître Sémiramis amoureuse de son fils, sans donner seulement un remords à Sémiramis ni à Atrée; et les réviseurs de ce temps là souffrirent que ces pièces fussent jouées.

Il est vrai qu'ici Brutus laisse prévaloir l'amour de la patrie contre un tyran, mais il faut songer, ce me semble, que cet assassinat est détesté à la fin de la pièce par les Romains même: que les derniers vers même annoncent la vengeance de ce parricide; et qu'ainsi on n'a rien à se reprocher, puisque si on se contentait de suivre l'histoire à la lettre jusqu'à la mort de César, et de ne pas blâmer l'action de Brutus, on n'aurait rien à se reprocher encore.

Il paraît donc que m. Crébillon doit cesser pour son honneur de faire des difficultés, et ne pas révolter le public contre lui; plus il travaille à son Catalina, dans lequel il fait paraître le sénat de Rome, plus il doit, me semble, prévenir les soupçons que forment trop de personnes, qu'il veut empêcher qu'on ne joue un ouvrage qui a un peu de rapport au sien et qui lui ôterait la fleur de la nouveauté: il est au dessus de la jalousie, et il ne faut pas qu'il donne lieu de l'en soupçonner aux personnes qui le connaissent moins que moi. Je suis persuadé que vous et vos amis vous représenterez ces raisons, soit à m. Marville, soit aux personnes qui peuvent avoir quelque crédit. Ne montrez point je vous prie cette lettre, je vous le demande en grâce, mais faites usage des choses qu'elle contient et des prières que je vous fais. Faites jouer César, ma reine; jouez Thérèse; écrivez moi chez madame Du Châtelet; comptez que partout où je serai vous aurez sur moi un empire absolu.

Permettez que je fasse mes compliments à m. de Brémont &c. et comptez sur le tendre et respectueux attachement de V.