ce 19 janvier 1742, à Grai en Franche Comté
Le plus ambulant de vos amis, le plus écrivain, et le moins écrivant, se jette au pied de l'autel de l'amitié et avoue d'un cœur contrit sa misérable paresse.
J'aurois dû vous écrire de Paris et de Cirey, mon aimable Cideville. Falloit il attendre que je fusse en Franche Comté? Nous en partons d'aujourd'huy en huit, nous retournons à Cirey passer quelques jours, et de là nous faisons un petit tour à Paris. Nous y logerons dans la maison de madame le comtesse d'Autray, près du palais royal, qui apartient à La dame de la ville de Gray où nous sommes actuellement. Je ne sçai si madame du Chastellet vous a fait tout ce détail dans sa lettre, mais je vous dois cette ample instruction de mes marches, pour avoir sûrement quelque lettre de vous à mon arivée à Paris.
Ne serez vous point homme à passer dans cette grande capitale des bagatelles une partie du st temps de caresme? N'ai-je pas entendu dire que le filosofe Formont y doit venir? Il serait très doux mon cher amy de nous rassembler un petit nombre d'élus, serviteurs d'Apollon et du plaisir. Je ne sçai pas trop comment vont les spectacles; voylà ce qui m'intéresse, car pour le spectacle de L'Europe, les armées d'Allemagne, et la comédie de Francfort, je n'y jette qu'un coup d'œil. Je paye mon dixième pour être un moment debout au parterre, et je n'y pense plus. Mais nous manquons d'acteurs à la comédie françoise, c'est là l'objet intéressant. J'ay plus besoin de voir Dufresne remplacé, que de voir Maximilien de Baviere sur le trône de Charles six. Un grand comédien D'Allemagne, nommé Le roy de Prusse, m'a mandé qu'il auroit la Noue. D'un autre côté on se flattait de l'avoir à Paris, et je voudrois bien que la Noue fît comme moy, qu'il quittast les rois pour ses amis. Je feray jouer Mahomet s'il vient dans la troupe, supposé, s'entend, que vous soyez content de cet illustre fripon, que j'ay retaillé, recoupé, relimé, raboté, rebrodé, le tout pour vous plaire, car il faut commencer par vous, et je serai sûr du public. J'auray encor le temps d'attendre que L'ambassadeur turc soit party, car en vérité il ne seroit pas honnête de dénigrer Le profète pendant qu'on nourit L'ambassadeur, et de se moquer de sa chapelle sur notre téâtre. Nous autres français nous respectons le droit des gens, surtout avec les turcs.
Mon dieu mon cher amy que je voudrois vous retrouver à Paris pendant notre ramasan! Car que je fasse jouer ou non mon fripon, je n'y resteray pas longtemps. Il faut encor aller boire à Bruxelles la lie du calice de la chicanne, et végéter deux ans dans le pays de l'insipidité. Quelques étincelles de votre imagination, et quelques jours de votre présence me serviroient d'antidote. Je cours grand risque de rester encore deux ans au moins chez les barbares. Ne pourai-je avoir la consolation de vous voir deux jours? Adieu mon cher amy à qui mon cœur est uni pour toute ma vie. Je vous embrasse bien tendrement.
V.