Hélas non, mon illustre maitre, je n'ai pas reçu ces questions si intéressantes et si bien résolues.
Mr Briasson ne m'a donné avis qu'il y en avoit un exemplaire pour moi à la chambre sindicale que lors que le seul qui restoit, réclamé par trois personnes à la fois, a été enlevé. Je me suis adressé à mr de Sartine, mais tout juste qu'il est, il n'a pu me promettre que de tâcher de m'en procurer un. Si vous aviez la bonté d'en écrire un mot à mr Marin, votre lettre seroit mon titre, et je suis persuadé qu'on y auroit égard. Ce que j'ai lu de ces questions me rend avide du reste. Mais on s'arrache le petit nombre d'exemplaires qu'on peut en avoir; et je voudrois bien vous Lire et vous méditer à mon aise. Made Necker, chez qui j'ai le bonheur d'être à la campagne, possède ces trois premiers Volumes; mais mr Thomas, elle, et mr Necker en sont saisis, et moi je leur Vole de tems en tems un quard d'heure, en attendant qu'ils soient rassasiés si jamais on peut L'être, de cette Lecture charmante. O mon illustre maitre, que Votre génie est jeune encore! Puissiez vous L'être comme lui et aussi long tems que lui.
Je savois bien que la princesse D'Archkoff faisoit des révolutions; mais je ne savois pas qu'elle fit des Livres. Je vous rends grâces, mon cher maitre, de m'avoir apris que j'avois pour moi cette illustre amazone. C'est dans Mahomet et Brutus qu'elle a apris à Lire: elle doit savoir le françois. C'est vous et Racine qui avez fait de votre Langue la langue universelle de l'Europe, et qui l'avez éternisée par des chefs d'oeuvre immortels.
Les Incas sont une Note explicative du 15e chapitre de Bélisaire. Cette note est en deux Volumes. Dieu sait quand elle paroitra. J'étois à Aix-La-Chapelle avec une amie que j'y avois accompagnée, et que je croyois voir expirer dans mes bras. L'évêque de Noyon et celui D'Autun y étoient aussi. Dans ce tems là, la Sorbone fulminoit contre Belisaire; et tous les jours, à la promenade, mes deux Prélats m'exorcisoient comme un possédé. Un jour, après leur avoir Laissé épuiser leur éloquence, Messieurs, leur dis je, laissez moi faire: je vous réduirai avec l'aide de dieu, à brûler L'évangile et à renier Jesus Christ, ou a souscrire à tout ce que la Sorbone condamne aujourd'hui dans Belisaire. C'est à leur tenir parole que sont destinés Les Incas.
En attendant Palissot peut me peindre de ses couleurs. Je ne daignerai pas le lire. J'ai jetté autrefois les yeux sur la Dunciade, et j'ai dit, Le ciel soit loué. Les méchants ne sont pas gais. Un aussi noir Coquin seroit trop dangereux s'il étoit bon pla[i]sant. C'est une couleuvre sans venin, qui voudroit être une vipère.
J'allai dernièrement chez mr Pigal voir le modèle de votre statue. La tête en est sublime. Tout y respire Le génie. Mais je ne puis trouver raisonnable et décent qu'il vous ait représenté Nud, à moins qu'il ne vous regarde comme L'athléte de la Philosophie et de L'humanité, contre L'ignorance et le fanatisme.
Adieu, mon illustre maitre, Mde Necker me charge de vous dire avec quel enthousiasme et quel tendre intérêt nous nous occupons de l'homme prodigieux et charmant qui fait la gloire de notre siècle, et, tout absent, qu'il est, le charme et les délices de notre société.
Agréez, je vous prie, mon illustre maitre, et faites agréer à Madame Denis, les assurances de mon respect et de mon inviolable attachement.
M.
à st Ouin ce samedi 30 juin 1771